Les plis et les replis de l'image palimpseste, 2009

Les plis et les replis de l’image-palimpseste  

D’emblée il me faut affirmer, et c’est la pierre angulaire de cette communication, que l’image trouvée  constitue pour moi une sorte de palimpseste. Au-delà de la nature première de l’image qui se donne à nous dans un contexte défini, il peut se trouver pour cette image d’autres modes d’existence. L’image trouvée pourrait être et agir alors comme une sorte de «signe» à la nature changeante que l’on pourra diriger hors de son champ sémantique premier. Il me faut dire aussi que l’image trouvée a été associée à mon travail de maintes façons au fil du temps. Cependant, dans un dernier travail de création, l’image trouvée a constitué l’essentiel des matériaux visuels utilisés.

Rappelons que l’: « On appelle palimpsestes les manuscrits surtout du haut Moyen Âge dont les pages ont ainsi porté successivement deux textes, dont le plus ancien peut parfois être révélé par un traitement chimique ou optique  . » Les images trouvées seraient potentiellement comme des pages portant plusieurs textes.

Mais alors comment fait-on pour déceler ces autres potentialités des images trouvées? Je serais tenté de dire que c’est d’abord par le saisissement que provoqueront certaines de ces images. Le saisissement comme cette espèce de trouble intérieur qui tout à coup agit - souvent à notre insu presque - pour arrêter notre regard et nous donner envie de littéralement tirer à soi ces images aperçues. Saisir alors ce qui nous a saisi, se faire attentif à cette espèce de bruissement qui en émane.

Être sensible à ces sonorités étranges mais captivantes; davantage et plus encore, se faire disponible à ce phénomène et décider consciemment de s’y abandonner complètement. Cet état, cette disposition de notre être nous conduisant à vouloir retenir près de soi ce qui pourtant semble à la dérive du regard. S’arrêter devant, retenir, voire mettre de côté. On dira aussi thésauriser, allant jusqu’à constituer – c’est du moins mon cas - un capital visuel qui apparaît au premier regard épars, hétéroclite et vaguement chaotique.

Construire et déployer le sens :
Il est important de préciser ici que, dès le début de mon parcours artistique et en relation avec l’usage que je faisais alors de l’image photographique dans mon travail de création, j’avais cette profonde conviction que l’image est comme tel un véritable lieu d’inscription du sens. Cette conviction s’incarnait alors dans un travail de l’image où il m’apparaissait incontournable de trouver diverses avenues et modalités pour venir habiter – au propre comme au figuré - le champ de l’image. Pour moi, la création à partir de l’image photographique consistait en quelque sorte à se faire présent dans les plis et les replis de l’image. Pour moi, les choses, les lieux, les êtres représentés à l’aide de la photographie ne sont que des fantômes que l’on convoque au gré de la pensée et de l’affect et qui se trouve au-delà des choses représentées. En cela, je crois fermement que ce qui est au cœur du geste de la mise en image, c’est la pensée ou mieux encore la volonté de produire du sens.

À ce moment, s’est imposé avec force cette autre conviction que le paradigme d’une image qui ne serait et qui ne se voudrait que référentielle ne peut à lui seul rendre compte de la complexité de l’image photographique. En d’autres termes, reconnaître pleinement qu’il y a autre chose dans l’image que la mécanique obtuse d’une mimésis creuse. À ce point de ma recherche, il y avait alors le sentiment très fort qu’il y a d’autres possibles pour l’image, d’autres avenues pour son existence. Et parmi ces possibles, établir et magnifier le fait qu’il y a le sens, inscrit et déposé au cœur de l’image. Pour l’artiste, cela vient confirmer que la photo est une image qui se construit et qui, ni plus ni moins, résulte d’un véritable processus de mise en scène.

Penser la photographie comme un lieu d’intervention, un espace d’inscription, mieux encore un champ d’écriture. Il en sera de même pour les images trouvées où, en procédant par des interventions de transformation et d’altération de l’image telle qu’elle était au moment du saisissement premier, on en viendra à faire émerger ce substrat de sens évoqué plus haut. À l’origine d’une autre nature de par son support le plus souvent imprimé, l’image trouvée, une fois retirée de son contexte initial par le jeu de la découpe et de la re-photographie, sera amenée à changer littéralement d’aspect et partant d’ordre, de valeur et de connotation. Claude Lévi-Strauss disait : « L'image ne peut pas être idée, mais elle peut jouer le rôle de signe, ou, plus exactement, cohabiter avec l'idée dans un signe ; et, si l'idée n'est pas encore là, respecter sa place future et en faire apparaître négativement les contours . »

Interpellé par l’image trouvée et, comme je disais plus tôt, saisi par ce qui s’en dégage, par ce qui en émane et qu’on a du mal à vraiment nommer et comprendre, faire le pari du sens. Devant cela, autour de cela, s’arrêter et s’absorber devant ce tissu fragile et singulier, cherchant la manière de s’y mesurer.

Chantier
C’est devant ce constat maintes fois refait que je devais échafauder le projet de plonger plus avant dans le monde des images trouvées. Ces images que je n’ai pas faites mais qui au fil du temps semblent devenir de plus en plus proches et partant de là de moins en moins étrangères et indéterminées. Sentiment par conséquent que ces images forment une matière visuelle propre à développer un propos.

On parlera de chantier pour désigner le temps des opérations, mais aussi des efforts requis pour élaborer l’œuvre à venir. Le chantier comme cette partie du travail d’atelier où se trouvent transformées les matières en propositions et organisations nouvelles. Mais, il fallait d’abord faire une sorte d’inventaire, établir une sorte de classification et regrouper les images selon des catégories qui formeraient des groupes dans lesquels il serait possible par la suite d’aller puiser pour en extirper les matériaux à utiliser dans le développement du propos.

Ici, des cartes postales dont un grand nombre sont d’un autre temps. Des cartes postales amassées un peu partout pour ce qu’elles sont ou ne sont pas, souvent pour leur aspect générique : ce qu’on y voit c’est partout et c’est nulle part qui s’y trouvent représentés. Pour plusieurs d’entre-elles, on notera le caractère suranné des couleurs et des formes, des textures, voire même du papier sur lequel on les a imprimées. Des images de mer, de navires, de trains, de ponts, de cascades, de routes qui se perdent au lointain. Des images de rues vides ou très achalandées, de parcs luxuriants, de couchers de soleil flamboyants, des images comme autant d’univers qui ouvrent à mille probables, à mille temporalités.

Dans cette accumulation d’images, il se trouve aussi bon nombre de cartes géographiques. Je sais, on dira qu’une carte n’est pas à proprement parler une image. Mais, pour ma part je crois que l’on peut, sans peine et sans trop d’efforts conceptuels, leur assigner cette virtualité de l’image, cette capacité de déployer autre chose que la figuration de l’espace à l’échelle. La carte non pas uniquement comme une représentation à valeur informative sur l’espace parcouru ou l’espace à parcourir, mais, bien plutôt une carte-image renvoyant, sur le plan métaphorique, aux territoires de l’ailleurs.

Dans un autre ensemble, des images de la presse imprimée, grossièrement découpées et provenant d’un journal quotidien. Des images retirées de leur environnement premier en raison du seul fait qu’elles avaient sues retenir le regard. Des images qui, à l’origine, n’avaient de valeur qu’informative et qui maintenant se retrouvaient avec ce statut ambigu d’images appropriées. Le traitement de ces images révélant par la suite la matière singulière dont elles sont faites – ces rames de petits points de tailles variables – et qui révèlent leur nature de documents issus du domaine de l’imprimerie.

Dans un autre groupe, se retrouvent des photos de personnes et de lieux inconnus et anonymes venues d’albums de famille oubliés, démantelés, éparpillés. À considérer ces documents anonymes, se développe en moi le sentiment trouble d’être devenu une sorte de voyeur. En outre, ces images présentent presque toujours et souvent sans qu’elles le veuillent, le jeu et le dispositif de la prise de vue. Devant ces images d’étrangers, il y a comme la fascination de retrouver l’autre, un autre pareil à soi sans aura de notoriété et sans fard. Là aussi, se reconnaît l’image-palimpseste, celle où se trouve inscrit le récit de cent mille autres récits.

Enfin, un dernier groupe, celui-là composé d’illustrations provenant d’un dictionnaire encyclopédique. Un  dictionnaire où gamin, j’allais pour observer le spectacle des mots et des images qui racontent le monde des choses et des objets. Là aussi le temps a fait son œuvre : les objets, les formes sont d’une évidente et très frappante obsolescence. Une sélection de ces images afin que se fasse plus présent le pouvoir symbolique des objets.

Le clair et l’obscur
Si l’étape de l’inventaire a permis de mettre en évidence le caractère spécifique de chacun des groupes d’images trouvées, la partie concernant la mise en forme de ces images est d’un tout autre ordre. Le défi est ici de réaliser ces glissements de sens tant souhaités, car ce qui importe maintenant c’est de faire ressortir ces autres possibles de l’image que j’évoquais plus haut. Processus laborieux où sont convoqués les outils principalement numériques de traitement de l’image. Serrer de près ce qui dans l’image fait signe, fait sens ou peut le faire moyennant la transformation plus avant de l’image. Alors, petit à petit, surgissent de nouvelles images, entières et comme indépendantes des matériaux premiers. De nouvelles images- palimpsestes qui vont venir s’ajouter aux autres et constituer un riche matériel visuel.

Mettre en forme, à ce point, c’est relier et connecter ensemble. C’est trouver les jonctions et les ancrages. La mécanique associative en jeu ici ressemble en tout point à un travail des mots et des phrases pour en faire un texte. On assemble en jouant sur les rapports de forme et de texture des images. À d’autres moments, seront favorisés les oppositions et le jeu des contraires, cela pour aménager des passages par où transiteront le sens et l’affect.

Là, un paysage dans lequel s’avance un train projetant un panache de fumée, ici une machine à écrire d’une autre époque, des jouets d’enfant, une carte, un chemin au travers de luxuriants feuillages. Si l’intention est d’évidence narrative, le propos, lui, se dérobe. On hésite, les couleurs vives, les formes et en s’approchant les textures, font bifurquer l’attention vers les effets plastiques, pourtant autre chose pointe.

Depuis longtemps mon travail s’élabore au moyen d’un dispositif narratif relativement lâche, c’est-à-dire fonctionnant de manière surtout non- linéaire. Pas vraiment de début, pas non plus de véritable fin, le propos glisse ou s’envole, s’arrête et repart, au gré du regardeur. Des ensembles – que j’appelle ici polyptyques – sont formés et cela dans le but de créer des zones actives de sens, de climat, d’ambiance ou d’atmosphère. Les images se rencontrent et se connectent les unes aux autres, mais sans qu’ apparaissent de contraintes ou encore de direction forte et appuyée sur le plan de la lecture. On commencera ici ou là, s’arrêtant sur le détail, les couleurs, les choses représentées, on passera à un autre ensemble et on y trouvera un autre récit (voir illustration accompagnant le texte).



L’organisation des images a entraîné un important travail de sélection et d’élagage. Certaines images restent, d’autres, la plupart, iront grossir le lot de ce que l’on appellera les non- images, des entités qui finalement ne le sont pas, n’ayant pas assez de force, de consistance et de pouvoir d’attraction pour retenir durablement l’attention ou le regard.

Le travail d’élaboration a nécessité de couper et d’extraire car il importait de prélever dans l’image existante cette autre image qu’on qualifiera de latente. Travail par conséquent de fragmentation des surfaces, recherchant dans celles-ci ce qui, à son tour et sorti du contexte original, fera image, on dira, nouvellement. Travail donc du fragment, fragment qui rencontrent d’autres fragments et que Roland Barthes a exprimé de la façon suivante au sujet de l’écriture : « Écrire par fragments : les fragments sont alors des pierres sur le pourtour du cercle : je m'étale en rond : tout mon petit univers en miettes ; au centre, quoi ? »  

Dans ce travail récent, je crois avoir voulu jouer et opposer le clair (la transparence) et en même temps que convoquer l’obscur (l’opacité). Faire en sorte que coexistent ces deux régimes et en cela suivre un chemin qui avance et qui se met, telle une rivière paresseuse, à faire moults méandres. Dans ce travail, les images palimpsestes font état de ce qu’elles sont, c’est-à-dire de leur nature d’avoir été empruntées à un autre régime, un autre règne de l’image, tout en jouant leur reconfiguration au sein d’ensembles où elles se trouvent liées, reliées, unies, mais pourtant disjointes, séparées, têtues et encore dotées d’une singularité et d’une autonomie propre.

Et le sens dans tout cela, qu’en est-il advenu? Difficile de dire avec précision, on ne sait pas bien le reconnaître. À la fin ce n’est peut-être qu’une petite chose fuyante, comme un sentier qui se perd au bout d’un moment, comme une ouverture dans les feuillages denses. Le sens, on hésite à vouloir en fixer le contour définitivement. Et puis le peut-on seulement?

Le frisson du sens
Je terminerai en évoquant une dernière image, presque de la poésie. C’est en fait un propos (un autre) de Barthes, tiré de cet essai à caractère autobiographique où il présente en une série de courts textes ses réflexions en marge de sa trajectoire de vie et de pensée. Dans cet essai, inclassable au demeurant, Barthes rapproche le sens du côté des choses qui hésitent tant elles sont fragiles et jamais totalement certaines : « ... le sens, avant de s'abolir dans l'in-signifiance, frissonne encore : il y a du sens, mais ce sens ne se laisse pas "prendre" ; il reste fluide, frémissant d'une légère ébullition. »  

Le sens tel un frisson, voilà qui me semble être une image qui rend bien le fait de la fragilité et de la fugacité de l’entreprise qui consisterait à vouloir absolument définir la nature exacte de ce qu’est le sens. On pensera à un plan d’eau parcouru par une brise légère et incertaine. On pensera que ce pourrait être ça le sens : quelque chose qui vient et qui repart, qui s’arrête et puis qui soudainement se remet à virevolter, ne laissant que ces quelques rides qui ondulent avant de disparaître. Alors cette pensée : le sens comme une chose jamais achevée, jamais arrêtée, sans cesse déportée, ailleurs.

Notes
1- Essai publié dans l’ouvrage collectif Faire oeuvre : transparence et opacité, sous la direction de Bernard Paquet, Les Presses de l'Université Laval, Québec. 2009.

2 -J’entends par image trouvée, toutes ces images qui existent déjà et qui tombent sous notre regard.

3-   Encyclopeadia Universalis, version en ligne, article sur le parchemin, rédigé par Jean Favier, 2008

4- Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, Paris, 1962, page 31.

5- Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Éditions du Seuil, Paris, 1975, page 96

6- Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Éditions du Seuil, Paris, 1975, page 101


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