Les quelques points dont je tenterai de faire état ici, concerne globalement le problème de la production de sens et plus particulièrement, les moyens de mettre en évidence comment cette production peut être achevée par la photographie. A cet égard, les notions de cadre et de point de vue semblent revêtir une importance déterminante parce que d'une part, ces notions renvoient aux éléments premiers de toute mise en image et que d'autre part, elles constituent des repères permettant d'observer concrètement comment procède la mise en image et ultimement comment se trouve achevée la génération du sens.
Je me dois de préciser cependant que ce que je propose ici doit être interprété comme étant l'esquisse d'une problématique au sens où il s'agit bien plus d'une sorte de "work in progress" que d'un travail qui serait entièrement achevé. Ce qui sera présenté, prend donc la forme d'une série de notes, indicatives de quelques pistes que j'explore présentement dans le cadre de mes recherches pour la préparation d'une thèse de doctorat en sémiologie à l'université du Québec à Montréal.
Il me faut également préciser que mon propos n'embrasse pas d'emblée toute la photographie. Loin de là en effet, puisque mon intérêt et mon attention sont d'abord dirigés vers un ensemble de productions qui a la particularité de mettre de l'avant un mode de développement spécifique soit celui du recours à l'image multiple. Autrement dit, il s'agit de ces travaux qui font appel à la "séquence", c'est- à- dire ce procédé qui consiste à juxtaposer plusieurs images qui échangent entre elles des liens formels et conceptuels propres et spécifiques. Toutefois, pour les besoins de cette présentation et aussi pour mieux faire comprendre certains éléments de base de ma recherche, il sera ici question de paramètres généraux indépendants de l'usage de la séquence.
Autre chose, les productions dont je traiterai ici ont à voir avec un champ particulier de la production d'images photographiques. Il s'agit de productions dont la circulation se fait principalement dans les réseaux de diffusion des produits artistiques, donc pour la plupart dégagés d'avoir à servir des finalités et des fonctionnalités qui auraient pour effet de les rattacher à des champs particuliers à caractère "utilitaire", tels ceux de l'information, de la documentation et de leurs dérivés scientifiques, juridiques ou sociaux (enregistrements des rites et rituels de la vie privée et publique ).
L'ensemble considéré est bien sûr vaste et recouvre une diversité de propositions dont il serait hasardeux de vouloir rendre compte dans un seul et même bloc, tant les horizons conceptuels et formels auxquels ces propositions se rattachent semblent appartenir à des registres forts différents les uns des autres. Je ne me préoccuperai pas ici de ces distinctions, non pas que celles-ci ne soient pas importantes, mais bien plutôt parce qu'en me prêtant à cet exercice, je me trouverais à déborder trop largement mon propos initial. De la même manière, il pourrait se révéler important de mieux saisir comment s'est trouvé légitimé l'usage de la photographie en tant que mode, support et outil de création. Cela non plus je ne le ferai pas me bornant à l'instar d'autres observateurs à constater son omniprésence dans le domaine des arts visuels actuels et à croire qu'il s'agit là d'un phénomène qui n'a rien d'aléatoire.
Ces quelques précisions et distinctions étant posées, je m'attarderai d'abord à cerner d'un peu plus près la question de la production de sens. Ce qui est entendu par cette question doit se comprendre comme un ensemble de voies pour appréhender certaines dimensions d'un texte et par extension d'une image ou d'une série d'images. Dans ce contexte, la notion de sens fait référence non pas tant à l'aspect purement sémantique d'une oeuvre, mais bien plutôt à la façon dont cette oeuvre se déploie pour donner à penser qu'elle est un système de signification. Cette conception est celle de Umberto Eco pour qui l'oeuvre d'art est "un objet doté de propriétés structurantes" étant entendu par là que "l'artiste qui produit ( une oeuvre ) sait qu'il structure à travers son objet un message ". L'artiste, et cela semble particulièrement important pour le contexte contemporain, suit ce que Eco appelle un " programme opératoire" , une méthode, dont la mise en place est tributaire d'un environnement culturel donné, alimenté par un ensemble de positionnements idéologiques issus de développements scientifiques, philosophiques, psychologiques ou autres. L'artiste devient en quelque sorte dépositaire de savoirs qu'il disséminera par la suite dans son oeuvre. Mais en intégrant ces savoirs à l'oeuvre, l'artiste n'est pas sans les transformer en des structures de sens particulières. Algirdas J. Greimas affirme que "la production de sens n'a de sens que si elle est la transformation du sens donné ; la production du sens est , par conséquent , en elle-même, une mise en forme significative, indifférente aux contenus à transformer ". Et le sens se donne à saisir, comme Greimas le signale, en tant que " direction, intentionnalité et finalité ". Par rapport à l'image photographique et plus particulièrement à ses usages à des fins expressives, ces considérations sur le sens et sa production sont importantes d'une part, parce qu'elles obligent à poser la spécificité du matériau photographique en regard de la production de sens et d'autre part, parce qu'il convient de s'intéresser au statut et à la structure de l'image photographique en tant que signe .
Philippe Dubois, dans son ouvrage intitulé L'acte photographique, se penche longuement sur la question des fondements philosophico-idéologiques de la photographie. Dubois s'intéresse en particulier à expliciter comment ces fondements sont historiquement conditionnés par un appareillage conceptuel ayant un rapport direct et étroit avec l'univers occidental de la représentation. Le grand intérêt du travail de cet auteur est de démontrer que la photographie où plutôt l'idée que l'on s'en est faite, a été de nature variable et changeante depuis le moment de son invention. Ainsi, ce qui retiendra d'abord l'attention et qui participera à former le premier groupe de conceptions quant à la nature du nouveau médium, c'est cette capacité qu'a la photographie de conserver du réel une image apparemment fidèle, exacte et résolument empreinte d'une objectivité que rien ne semble pouvoir compromettre. Entre la photo et la chose qu'elle représente, c'est comme s'il n'y avait aucune distance ni différence. Par cet effet de proximité et de contiguïté référentielle, on en déduira que le médium a d'indéniables et d'inaliénables vertus mimétiques. Ainsi, en tant que copie conforme du réel / visible, la photo permettrait d'achever et de réaliser totalement le mythe occidental d'un mode de représentation qui permettrait enfin d'atteindre la perfection. La photographie, comme le dit Florence de Mèredieu, comme la plus parfaite des machines de mise au carreau de la réalité qu'on aurait inventée depuis celles de Vinci, de Dürer et de tant d'autres. Mais tout cela n'a pas qu'à voir avec la seule représentation plastique du réel. Il convient aussi de se rappeler que la photographie est né d'un siècle qui a également donné naissance au positivisme et à l'empirisme scientifique. Là aussi il y a des rapports à faire avec la photographie, car parmi les conditions de réalisation d'une description objective de la matérialité des choses - ce que recherchait l'empirisme - la photographie devenait un puissant allié en apportant la preuve tangible des évidences cachées. Tel est du moins ce que l'on croyait alors et tel est aussi le premier avatar des conceptions quant à la nature et au statut de l'image photographique. Cette première époque devait donc sacraliser en quelque sorte le statut de la photo comme décalque du réel et propulser l'idée de la mimésis comme condition d'existence du mode d'enregistrement photographique.
Cette conception, qui devait prévaloir bien au-delà du XIXième siècle -ne considère-t-on pas encore maintenant que pour certains usages la photographie a valeur de témoin indéfectible - allait cependant devenir suspecte à la lumière de certains faits entourant sa prétendue "transparence". L'édifice conceptuel se révéla fragile et des fissures firent apparaître un élément qui, bien que caché derrière la machine et dissimulé sous un voile noir, n'en commandait pas moins la mise en branle du dispositif. On aura compris qu'il s'agit de l'opérateur, cet absent pourtant bel et bien présent. Et par là, on découvrait qu'il était possible de ruser avec la machine. Qu'il y avait cette possibilité immense d'intervention pour bonifier le réel en gommant ici, en ajoutant là. Bien plus encore, on dut se rendre à l'évidence qu'une photo n'était pas nécessairement "lisible" et déchiffrable par quiconque. Des ethnologues devaient en effet "découvrir" que l'image photographique n'était pas d'emblée intelligible pour certaines cultures non-occidentales. Ce fait et plusieurs autres du même ordre rendaient donc plausible l'hypothèse que la photographie faisait appel à un code. Les conceptions secondes au sujet de la photographie vont par conséquent , tenter de le faire apparaître. Toutefois, la volonté d'en montrer l'existence donnera davantage lieu à des entreprises de déconstruction de la photographie - qu'on songe seulement aux écrits de Susan Sontag - qu'à la constitution comme telle d'une base d'analyse solide et rigoureuse reposant sur des développements théoriques appropriés. La seconde époque des conceptions sur la photographie en est donc une de dénonciation dont le mérite premier sera d'avoir permis d'indiquer les principales "zones d'ombre" entourant certaines façons de concevoir le médium et notamment les problèmes posés par la question de la proximité référentielle et des vertus de « vérisimilitude » qui seraient associées à ces conceptions. En fait, ce qui sera ainsi mis en branle par ces entreprises de questionnement au sujet du statut de l'image photographique, constitue un véritable processus de réinterprétation des fondements mêmes du médium, lequel amènera à revoir l'ensemble du dispositif de la photographie sous l'angle de ses aspects phénoménologiques et expérientiels. Et c'est sur ces bases et assises que s'amorcera le troisième moment des conceptions de l'image photographique.
De manière plus particulière, ce troisième temps ou état des conceptions sera en fait initié par les tenants de la sémiologie qui verront dans la photographie le lieu d'une pratique singulière de mise en circuit du sens et de la signification. On connaît à cet égard la fortune des travaux de Roland Barthes qui, à partir de la considération de certains aspects phénoménologiques du médium, viendra problématiser la question de la proximité référentielle de la photo et de son statut apparemment de "message sans code". Toutefois, Barthes n'était pas le premier sémiologue à s'intéresser à la photographie. Charles S. Pierce, celui qui proposera la première classification générale des divers types de signes (linguistique, iconiques et autres), s'était déjà penché sur la question du statut de l'image photographique.
Selon Pierce, il existe une catégorie de signes qui convient particulièrement bien à cerner et synthétiser la réalité physique tout autant qu'ontologique de la photographie. Cette catégorie, c'est celle de l'index, c'est-à-dire de cette catégorie qui se caractérise par la possibilité pour un signe de ressembler à la chose qu'il représente tout en étant radicalement différent et autonome de cette chose. Autrement dit, l'index, qui est physiquement connecté et relié à l'objet qu'il représente, ne peut jamais être véritablement confondu avec l'objet (la photo n'est pas la chose qu'elle représente). Cependant, l'index renvoie de manière singulière à l'objet représenté en ce sens que celui-ci y est reconnaissable et identifiable (la photo est représentation d'une chose en soi et non pas de la catégorie ou du concept de cette chose). Enfin, l'index conduit avec force vers son objet (c'est le principe de l'effet de réel de la photo en vertu duquel on peut dire que celle-ci témoigne de l'existence de la chose représentée). L'index, et par extension métonymique la photo, est de l'ordre de la trace et de l'empreinte. De la même manière que les marques de bronzage révèlent l'action des rayons solaires sur les corps, la photo en tant qu'index n'est pas autre chose que le résidu singulier de l'action de la lumière sur un support photo-sensible. En simplifiant à outrance, on peut presque affirmer que la conception indicielle de la photographie a permis une appréhension sensiblement plus large et plus nuancée de la photographie. Par ailleurs, celle-ci est venue permettre la réconciliation d'un certain nombre de positionnements quant aux notions de proximité référentielle et d'illusion mimétique en systématisant d'une part, le décalage qui de facto existe entre la photo et l'objet qu'elle représente et d'autre part, en légitimant la nature particulière des liens qui ne cessent de les relier l'un à l'autre. Prise pour ce qu'en apparence elle semble être, c'est-à-dire une présence en différé du réel, la photo ne semble cesser de faire état d'une absence, qu'il faut à tout moment combler métaphoriquement.
Barthes a parlé du "ça a été" de la photographie pour décrire cet espèce de hiatus temporel qu'instaure parfois, au plan psychique, la lecture de la photo en tant que présence en différé du réel. Il est permis de croire que cet effet très particulier découle précisément du statut indiciel du signe photographique. On peut d'ailleurs penser que depuis ses débuts, la photographie a eu à se prémunir contre l'émergence des possibilités de rupture des effets de réel. C'est que sans cela on ne peut véritablement "croire" la photographie. Or en affirmant avec force son caractère indiciel - et toute la photographie des trente dernières années ne cessera de réitérer ce caractère, du moins en ce qui concerne la photographie d'expression - la photo érige elle-même ses propres limites de crédibilité. Toute l'histoire du médium est jonchée de traces curieuses, de documents étranges, qui témoignent qu'ici et là on suspectait l'existence de points visuels de non-retour. A preuve, ces mises en abîme de la photo par sa propre inclusion dans une autre photo, qui révèlent ce qui pourrait être une sorte d'envers du décor du dispositif de la photographie. C'est-à-dire qu'au-delà de la fascination pour les possibilités et les pouvoirs d'illusion de ce dispositif, certains savaient pertinemment que tout cela pouvait cacher un vaste trompe-l'oeil.
Si, comme on l'a mentionné précédemment, la perspective de l'index permet de penser la photographie comme un système de représentation très particulier dont la caractéristique serait d'être en constant décalage et état de rupture par rapport à ses référents analogiques, on peut se demander dans quelle mesure le statut indiciel n'aurait pas un rôle à jouer dans les mécanismes de la production de sens. En fait, et c'est l'hypothèse que je soutiens, il est plus que probable que ce soit à cause de ce statut précisément que peuvent être atteintes certaines conditions de production de sens en photographie. On a insisté sur l'aspect complexe du mode de représentation photographique indiciel, toutefois il est impérieux de traduire cette complexité en des termes qui puissent servir à montrer comment cela opère plus concrètement.
Le cadre: premier versant
Le lieu de la photographie est un espace, un champ, circonscrit par un dispositif de mise en image reposant sur le principe du cadre. Le champ de l'image est construit à partir d'opérations de sélection où l'opérateur est en mesure de faire coexister ou non des ensembles plus ou moins complexes d'éléments. Par les opérations de cadrage, il est possible au photographe d'investir de manière particulière le champ de la photo.
Dans le langage technique de la photographie et surtout dans la "routine" des opérations menant au déclenchement de l'obturateur, il n'y a pas à proprement parler de réelle préoccupation pour ce qui est engendré par la mise au cadre. Je veux dire par là que d'emblée on prend pour acquis de la pré-existence de celui-ci et que, conséquemment, ce qui importe, c'est moins de rendre compte des effets de "compression" qu'il entraîne que de rendre plausible et crédible ses effets de réduction. Bien sûr on parle toujours à quelque part dans les manuels techniques du "cadrage". Mais ce que l'on entend généralement par là a presque toujours à voir avec la composition et pour être plus précis avec un ensemble de règles empruntées, comme on le sait, pour la plupart aux arts picturaux. Tout semble fonctionner comme si le cadre se réduisait à cet artifice de l'appareil-photo que l'on appelle le "viseur". Comme si le fait de viser, et surtout de bien "viser", était l'opération fondamentale entre toutes.
La métaphore de la "visée" s'avère à cet égard, révélatrice d'une certaine insistance à vouloir assimiler le geste de la prise de vue à celui d'un chasseur à l'affût d'une proie. Selon le dictionnaire Robert, viser c'est "diriger attentivement son regard vers le but, la cible à atteindre". On connaît bien le pouvoir de cette métaphore pour en avoir constaté les allusions explicites dans des expressions telles : chasse photographique et safari-photo. Le vocable "chasseur d'images" est devenu une appellation courante pour désigner le photographe, cette espèce de prédateur qui fait du domaine du visible un vaste champ de tir. Il est intéressant de noter que cette assimilation métaphorique de la photographie avec la chasse est présente depuis très longtemps dans les annales de l'histoire des techniques photographiques. Ainsi, par example, en France autour des années l880, le physiologiste Etienne-Jules Marey mit au point un "fusil photographique" afin d'étudier le mouvement des humains, des animaux et ...des projectiles! Au-delà de l'anecdote , ce qu'il convient de retenir ici, c'est cette persistance de l'idée que la photographie est un dispositif qui sert à "traquer" le réel pour en "capturer" les apparences fugitives. De tout cela émane, d'évidence, quelques relents du positivisme scientifique du XIXième siècle et de son empirisme bon-enfant, comme on le mentionnait plus haut. Cette profonde filiation entre la photographie et certains épistémés idéologico-scientifiques du siècle dernier a façonné un ensemble de conceptions qui ont encore maintenant cours au sujet du statut de l'image photographique. Comme une sorte d'atavisme qui s'attacherait à faire de la photographie un médium de la transparence qui jouerait à plein sur l'effet mimétique des reflets du réel / visible.
Pas étonnant alors que le cadre ne soit pas une notion centrale, fondamentale, de la pratique photographique. Pas étonnant non plus qu'on ait eu tendance à en évacuer ne serait-ce même que la trace physique, je veux dire par là que jusqu'à récemment il était malvenu de montrer la marge du film, de la pellicule, cette zone au statut ambigu qui d'évidence insiste sur la nature de la transcription photographique. Cette présence de la limite de la photo aurait sans doute eu pour effet de renvoyer au processus même de la mise en image, ce qui aurait produit une sorte d'effet centripète. Un effet qui ferait plonger au coeur de l'image, qui révélerait la trame de la mise en image, alors que ce que l'on recherche est précisément de fuir ce centre, de faire tenir à l'image le rôle, point pour point, grain pour grain, de la chose représentée. Un effet qui serait donc centrifuge et qui par rapport aux instances de la production aurait pour effet de provoquer un éloignement vis-à-vis de ces instances, dont en premier lieu de l'opérateur même, de son point de vue unique et singulier, de ses gestes, de sa présence indéfectible, incontournable.
Le cadre: l'autre versant
En parlant de l'opération de cadrage et en voulant distinguer celle-ci des opérations qui mènent à la constitution d'un tableau, Hubert Damisch précise qu'il s'agit là, dans le geste de cadrer, d'une "manière de prélèvement à partir d'un espace déjà constitué". D'évidence, le fait de cadrer ne procède pas des mêmes opérations que celles qui consistent pour le peintre à occuper l'espace d'une surface généralement vierge, où rien ne préexiste si ce n'est un champ pictural neutre, à venir. Pour Pascal Bonitzer "la notion de cadrage ne signifie rien d'autre que cette découpe partielle et partiale du champ de la réalité". Partielle et partiale... , une découpe qui ne feint pas l'innocence et la naïveté du geste inconsidéré, absurde et mécanique qui pourrait être celui de la mise en fonctionnement d'un déclencheur. Prélèvement et découpe, deux fonctions lourdes de conséquences et partant de sens. Une sorte de projet délibéré pour inscrire, circonscrire un pan de réalité, une rencontre qui sera ou non fortuite et dont la trace survivra sous forme, elle non-fortuite, d'un bout de pellicule.
L'étude des phénomènes relevant du domaine cinématographique s'est portée, on le conçoit aisément, sur la question du cadre et certains des éléments mis à jour, en ce qui concerne cette instance, valent la peine d'être considérés ne serait-ce que sommairement. On ne peut, évidemment, instaurer un terme à terme entre le cadre de l'image cinématographique et celui de la photographie. On peut cependant établir quelques parallèles et surtout concevoir que l'un et l'autre cadre fonctionne à partir du même matériau: ces constellations d'halogénures d'argent disposés aléatoirement sur un support de celluloïd. Gilles Deleuze a cette définition: "Le cadrage est l'art de choisir les parties de toutes sortes qui entrent dans un ensemble. Cet ensemble est un système clos, relativement et artificiellement clos. Le système clos déterminé par le cadre peut être considéré par rapport aux données qu'il communique aux spectateurs: il est informatique, et saturé ou raréfié. Considéré en lui-même et comme limitation, il est géométrique ou physique-dynamique. Considéré dans la nature de ses parties, il est encore géométrique, ou bien physique et dynamique. C'est un système optique, quand on le considère par rapport au point de vue, à l'angle de cadrage... Enfin, il détermine un hors-champ, soit sous la forme d'un ensemble plus vaste qui le prolonge, soit sous la forme d'un tout qui l'intègre".
Plusieurs dimensions sont ici proposées par Deleuze pour aborder la question du cadre. En tant que système, le cadre représente une sorte de totalité, un ensemble qui s'appréhende en rapport avec ce qu'il est, d'où l'idée de limitation géométrique, c'est-à-dire d'une organisation selon des formes, des volumes, ou soit encore selon des principes physiques-dynamiques qui ont à voir avec la profondeur de champ et la détermination des plages de netteté, les zones de clair-obscur et ces autres éléments liés au dispositif optique. En rapport avec le regardeur, le cadre est de nature informatif, il donne et révèle une structure, un ensemble. A cet égard, il est important d'insister sur le fait que le cadre est point de vue, donnant à percevoir de qui origine la mise en image, qui montre et relate, qui met en branle la narration.
Autre dimension de taille, cette affaire de hors-champ, que Deleuze définit ailleurs comme étant "ce qu'on n'entend ni ne voit, mais pourtant parfaitement présent". Et pour mettre encore plus d'accent sur cette dimension, Bonitzer affirme que le cadre est "une découpe de l'espace qui crée l'articulation, la disjonction d'un champ et d'un hors-champ". Le cadre qui en quelque sorte déborde de lui-même, vers un ailleurs "en différé", une présence qui se laisse seulement deviner du bout de l'oeil. On reviendra un peu plus loin sur le problème du hors-champ en photographie. Pour l'instant on se bornera à noter que la notion de cadre, telle que médiatisée par le dispositif cinématographique, comprend plusieurs dimensions, plusieurs "profondeurs", qui en font à ce titre une notion complexe. La question qui se pose ici est de savoir dans quelle mesure cette complexité serait également présente dans le cas du cadre photographique.
Philippe Dubois est probablement celui qui s'est le plus longuement attardé à "problématiser" la question du cadre et celle de ses spécificités dans le domaine de la photographie. Rappelons cependant que le traitement qu'il propose de la notion de cadre s'inscrit au travers de la problématique plus générale de l'acte photographique. Il peut être pertinent d'en rappeler les grandes lignes. L'acte photographique c'est d'abord pour Dubois le fait que toute photo est indissociable à la fois de l'acte qui lui donne existence tout autant que celui qui fait qu'on en prend connaissance: "Avec la photographie, il ne nous est plus possible de penser l'image en dehors de son monde constitutif, en dehors de ce qui la fait être comme telle, étant entendu d'une part que cette"genèse" peut être autant un acte de production proprement dit (la prise) qu'un acte de réception ou de diffusion, et d'autre part que cette indistinction de l'acte et de l'image n;exclut en rien la nécessité d'une distance fondamentale, d'un écart en son coeur même... ».
La photographie comme une sorte de pragmatique non seulement du regard qui se porte sur une extériorité, mais également du regard qui fait retour, qui revient pour ainsi dire hanter l'interstice qui s'est creusé entre la surface de papier sur laquelle figure l'image photographique et le référent de cette image. Car c'est là que tout se joue. Dans le mouvement incessant de l'esprit entre la surface de papier et ce qui y est représenté, s'élabore une alchimie compliquée de la mise en abîme du temps et de l'espace. Ça se contracte et ça se bouscule, ça fuit et ça glisse. La figure de papier s'anime d'une curieuse double vie. En tant que trace et empreinte du réel, la photo ne fait pas autre chose qu'affirmer une "re-présentation", un geste, comme on l'a dit auparavant, en différé. Ce qui serait à l'oeuvre ici, ce n'est pas le jeu de la "mimésis", de l'équivalence entre le réel et sa trace, mais bien plutôt la nature particulière du mouvement de ca-et-vient qui prend place entre ce réel et cette trace. C'est que pour Dubois, la photo fait partie de cette catégorie bien particulière des signes indiciels. Caractérisée, comme on l'a vu plus haut par les principes de connexion physique, de singularité, de désignation et d'attestation, le signe photographique en tant qu'index n'est "rien d'autre qu'une affirmation d'existence", comme le mentionne Dubois et il ajoute: "La photo est d'abord index. C'est ensuite seulement qu'elle peut devenir ressemblance (icône) et acquérir du sens (symbole) ". En son sens "digital", l'index "pointe" et cela, la photo le fait avec force, inexorablement, mais dans l'après-coup et comme le dit Dubois également d'un seul coup. C'est ce qu'il appellera "le coup de la coupe".
Retour donc sur le geste inaugural de la photographie, retour sur ce qui est la résultante de ce geste et, nommément, sur le lieu de de ce geste: le cadre. Opérant dans le temps et l'espace, la découpe photographique est ce degré premier de l'acte photographique, ce prélèvement à partir d'un espace déjà constitué comme on le disait plus avant. Pour Dubois, le cadre c'est d'abord l'espace de représentation photographique, un construit découlant de l'enfermement de cet autre espace - l'espace référentiel - dont on a prélevé un fragment lors de la prise de vue. Entre ces deux espaces, il y a sorte de continuité, car tous deux sont régis par le même principe d'homologie de structure, le plus souvent selon un arrangement rigoureusement orthogonal. Un exemple de ceci pourrait être le fait que la représentation d'un paysage supposera que l'on" respecte" strictement une organisation de l'espace à partir du principe qu'un horizon se doit d'être sur la photo conforme à la perception que l'on en a et que par conséquent il ne peut être représenté autrement que perpendiculaire par rapport à la position d'un sujet observant. Dubois dira que le cadre est le lieu d'articulation en fait de plusieurs catégories spatiales: " ... toute coupe photographique met en place une articulation entre un espace représenté (l'intérieur de l'image,l'espace de son contenu, qui est le pan d'espace référentiel transféré dans la photo) et un espace de représentation (l'image comme support d'inscription, l'espace du contenant, qui est construit arbitrairement par les bords du cadre)".
Ce qui paraît important de mettre en évidence ici c'est le caractère particulier de cet espace de représentation photographique en tant que support d'inscription. Il y a là une configuration qui appelle de plus longues élaborations. Il y a comme une plage, une zone, qu'il faudrait plus longuement observer. Dubois ouvre, découvre, pourrait-on dire, un domaine qui donne à penser qu'au-delà des emboîtements spatiaux qu'il recouvre, le cadre est une instance qui pourrait servir à autre chose qu'à traduire et transcrire des homologies spatiales, des adéquations topologiques et autres simulacres du regard "blanc" proposés par une orthodoxie de l'orthogonalité. Si tant est que la photo est acte total, il faudra la penser également comme virtualité d'autre chose, comme un projet, comme un "en devenir" d'une inscription, comme surface à marquer de traces, d'empreintes qui ne seraient pas seulement celles que des seules particules lumineuses émanant d'un réel à représenter coûte que coûte.
Dans une certaine mesure, et on verra plus loin pourquoi cela ne peut être que partiel, le hors-champ, cet ailleurs métonymique du cadre, permet de révéler ce domaine "latent" de la photo comme support et surface d'inscription. Dubois dira du hors-champ - ce qu'il nomme aussi l'espace "off" de la photo - qu'il est constitutif du processus même de la découpe" en tant que coupure, extraction, sélection, détachement, prélèvement, isolement, enfermement, c'est-à-dire en tant qu'espace toujours nécessairement partiel ... Le hors-champ serait comme intrinsèque même au geste de la découpe, il y est impliqué par le fait même qu'il y a toujours un espace contigu là où s'est fait le prélèvement. "... il y a une relation - donnée comme inévitable, existentielle, irrésistible - du dehors au dedans, qui fait que toute photographie se lit comme porteuse d'une "présence virtuelle", comme liée consubstantiellement à quelque chose qui n'est aps là, sous nos yeux, qui a été écarté, mais qui se marque là comme exclu".
Mais cette présence virtuelle n'est pas, en photographie du même ordre que celle de l'image cinématographique. Le hors-champ de la photo ne fonctionne pas de la même manière. Il n'a pas à voir avec la diégèse, il n'est pas lié à ce qui se raconte, mais plutôt, comme le dit Dubois, à cet "exclu singulier, immédiat et arrêté d'un étant là visible". Cela étant, il n'empêche que le hors-champ de la photo pourra se manifester à travers certains embrayeurs communs aux deux genres: mouvements et déplacements, regards des personnages, éléments de décor qui, tels portes, fenêtres et miroirs, permettent de mettre en scène d'autres espaces. L'analyse du jeu de ces embrayeurs en photographie met en évidence le fait que ceux-ci se déploient selon deux directions particulières ou, pour être plus précis, selon deux registres distincts, donnant à percevoir d'une part, une sorte d'au-delà métaphorique de la photo, qui pourrait correspondre à sa valeur expressive, et d'autre part, un autre ensemble d'embrayeurs qui renvoient au processus de la production et plus particulièrement au sujet de l'énonciation. Le cadre aurait donc deux types de prolongements, deux types distincts de hors-champ. Voilà ainsi cernée une autre des perspectives sur le cadre et sur son travail singulier , sur ses extériorités, sur ses débordements possibles.
Bien que rapide et succinct, ce survol de certains attributs du cadre a permis de mettre en évidence que loin d'être une repère abstrait de la mise en image photographique, celui-ci est une instance de toute première importance en tant que support d'inscription et en tant que lieu privilégié de la construction de l'espace de représentation photographique. Par ses débordements et par le jeu de marques qui vont ponctuer sa surface, il pourra révéler avec force la trace d'un opérateur et partant de la volonté de celui-ci de "transparaître" à l'intérieur du champ réel ou figuré (l'espace off) de l'image. En tant que point de vue singulier, le cadre renvoie également à cette présence. Mais celle-ci n'est pas sans poser certaines difficultés quant à l'identification du statut qu'elle peut avoir. Car, en définitive, de quoi est-il question à travers l'affirmation de cette présence singulière d'un opérateur ? Peut-on y voir l'équivalent d'une prise de parole? Si tel était le cas , il faudrait alors admettre que le photographe agit à l'intérieur d'un projet délibéré pour ce faire et que le cadre est cette surface, ce périmètre premier, sur lequel il se doit d'intervenir.
Dubois considérait que le hors-champ de la photo ne pouvait, à l'inverse de son homologue cinématographique, avoir de rapport avec la diégèse et la narration. Or, si l'on définit que la photo peut être prise de parole, il faut reconsidérer ce rapport à la narration (ou ce qui en tient lieu au sein du dispositif de la mise en image) et très certainement de voir redéfinir le statut et le rôle du photographe de manière à rendre compte de la possibilité de son émergence en tant que narrateur, ou tout au moins en tant qu'énonciateur. C'est d'ailleurs un point de vue que partage un certain nombre de chercheurs et les travaux d'Enrico Carontini à cet égard sont à signaler. La grille d'analyse qu'il propose pour l'étude de l'énonciation visuelle repose sur une identification précise des marques qui, présentent dans l'énoncé , le jeu des instances énonciatives. Je n'exposerai pas ici le contenu de cette grille, me limitant à mentionner qu'elle procède à partir de l'observation systématique de variables visuelles telles : la direction du regard, l'orientation du corps et du visage, la grosseur du plan, la profondeur de champ et la distance par rapport à la caméra. L'action conjuguée de ces variables aura pour effet d'installer un propos dont il sera possible de qualifier le registre et la portée. On aura remarqué que parmi ces variables, plusieurs ont un rapport direct au dispositif de la production comme tel et concerne plus spécifiquement les caractéristiques physiques et optiques des médiums à genèse automatique (photographie, cinéma, vidéo). On sait par ailleurs que l'irruption de marques du dispositif et de procès de production a pour effet de rendre évident le jeu des instances de la production. On sait également que selon certains usages canoniques de ces médiums, l'irruption de ces marques est bannie sous prétexte qu'elle pourrait faire "brûler" l'effet de réel de l'image. Il existe de véritables interdits en ce sens, lesquels se sont transformés en règles strictes pour contenir les possibles et éventuels irruptions de ces marques. Or, tout un pan de la photographie récente, celle notamment des vingt dernières années, peut être caractérisée par un travail qui porte précisément sur la transgression des interdits de la mise en image canonique. Comme le signale Alain Bergala, les changements qui sont intervenus dans les manières de faire différemment la photographie (et cela pourrait être également dit du cinéma) ne peut être mis au seul compte de choix stylistiques plus ou moins arbitraires. "Ce qui s'est passé au cours des fameuses années cinquante dans la photographie américaine, avec l'intervention fulgurante d'un jeune photographe suisse, Robert Frank, mais aussi avec le travail de Lee Friedlander, Diane Arbus, William Klein et quelques autres, ressemble plus à une révolution dans la façon de concevoir l'acte photographique qu'à la mise en place d'une mise en place d'une nouvelle école esthétique".
Cette révolution, il faut songer à la mettre au compte d'un travail portant précisément sur les processus mêmes de la mise en image photographique. En fait, ce que devait mettre à jour cette génération de jeunes photographes, c'était cette possibilité pour la photo de se faire signe. Ce qu'ils ont proposé est finalement un approfondissement de ce caractère particulier de l'image photographique où ce qui prime est précisément ce travail de l'opérateur pour inscrire dans l'image même les traces de son action. L'entreprise photographique ne consiste plus alors à rendre compte objectivement de "l'état des choses", mais bien plutôt à rendre évident que le processus de prélèvement effectué par l'appareil-photo est un acte éminemment subjectif. L'occurrence et l'irruption des marques du procès de production pourrait alors traduire cette volonté de la part des producteurs de redéfinir les paramètres du médium tout autant que leur propre statut face à ce même médium. Ici s'installe donc de nouvelles visées où il n'est plus simplement question de montrer, mais bien davantage de dire . En fait, on pourrait formuler l'hypothèse qu'avec l'utilisation systématique des marques du procès de production , ce que l'on remarque c'est la présence d'un véritable procès d'énonciation où les marques de ce dernier sont des embrayeurs qui nous permettent d'identifier l'émergence d'une prise de parole et partant de l'instauration d'un véritable propos à caractère visuel.
Il semble ici qu'il faille préciser que ce que donne à voir la photographie récente c'est d'une part, tout un travail pour "déréelliser" la photo c'est-à-dire lui retrancher la fonction mimétique, et il s'agit là d'un travail comme tel sur le caractère indiciel de l'image photographique et d'autre part, d'un travail sur la dimension subjective de la production,lequel devait déboucher sur un processus de marquage et par conséquent d'appropriation du médium. Tout cela se donnant à voir dans l'incrustation dans l'espace de représentation photographique d'éléments renvoyant soit à l'opérateur soit aux instances mêmes de la production. Un phénomène qui serait donc double et qui, en dernière analyse , renvoie à l'impératif de trouver à la photographie des spécificités et de lui conférer de nouvelles avenues en terme d'expression .
Plus qu'un acte de dénotation, la photo devient, en tant qu'espace d'énonciation, le terrain d'un investissement à caractère dénotatif. C'est dans cette perspective qu'il est probable que la représentation photographique à caractère indiciel soit en fait un système qui puisse générer le sens. Le recours au procédé de la séquence serait de cet ordre en ceci qu'à travers une pluralité d'images qui échangent entre elles des liens formels et conceptuels , il y aurait possibilité de mise en branle d'un propos visuel complexe. Voilà ce qui pourrait nous fonder à parler de narration en photographie; la séquence étant le procédé le plus susceptible d'en montrer le caractère opératoire.
Québec, octobre 1987