Le fait du temps, 1998

... l'essence de l'image est d'être toute dehors, sans intimité,
et cependant plus inaccessible et mystérieuse que la pensée
du for intérieur; sans signification mais appelant la profondeur
de tout sens possible; irrévélée et pourtant manifeste,
ayant cette présence-absence qui fait l'attrait et la fascination
des Sirènes.

Maurice Blanchot  (1)



Une image, une scène, où l'on voit le photographe, l'artiste, assis devant une table lumineuse. Il porte des gants blancs et fait les gestes de celui qui, dans un moment de fatigue, de lassitude, ferme les yeux pour se frotter les paupières. Moment singulier, temps comme suspendu, où rien d'autre ne se passe si ce n'est des gestes courants et connus, des gestes privés. Il a interrompu son travail. Sur la table devant lui, des diapositives en cours de classement. Derrière au mur, dans la pénombre, car la scène n'est baignée que par la lumière émanant de la table, de petites photographies. On ne les distingue pas très bien. Mais ce n'est pas ce détail qui retient mon attention. Ce qui m'intéresse se situe au-delà, dans une zone étrangère aux éléments figuratifs et constitutifs de l’image. Un autre lieu, moins bien défini, moins "tangible", comme un hors-champ, mais d'une nature particulière, puisqu'il est révélé par la parole du photographe qui affirme qu'il s'agit là d'un autoportrait.

Sa parole, telle une voix-off, nous oblige à jeter un regard différent. On ne peut plus dorénavant considérer cette image comme une photographie instantanée prise à l'insu du sujet. Par l'acte de parole, la photographie prend une autre signification et nous renvoie à un autre registre de la production photographique où pose et mise en scène s'amalgament.

Mais une mise en scène de quoi? D'une situation? Du photographe lui-même? Pourquoi d'ailleurs a-t-il recours à ce procédé? Cherche-t-il à faire allusion à quelque chose en particulier ou bien ne veut-il pas, plus insidieusement, se jouer du regardeur. J'ai beau scruter le hors-champ de l'image, sur ces questions la voix-off reste muette. L'image, telle une coquille, s'est refermée sur elle-même. Pour avoir réponse, il me faut chercher ailleurs, contourner l'image-coquille. Pour trouver une piste plus sûre, je dois remonter le cours de l'image pour en trouver la source, l'origine, le contexte.

Mais cette image m'interpelle. Je ressens un sentiment de malaise, comme devant quelque chose qui se laisse difficilement appréhender et qui proviendrait peut-être de la nature intimiste de la scène. L'impression d'être entré furtivement dans l'atelier de l'artiste et de le surprendre dans un moment d'existence auquel nul autre que lui-même ne peut avoir accès : je suis là, présent sans y avoir jamais été et, bien que je sache qu'il s'agit là d'une illusion, je ne peux m'empêcher de demeurer captif d'un curieux paradoxe.


Le simulacre de la figure de papier  

Sachant que l'image est un autoportrait et qu’il est "normal" qu’elle ait un caractère intimiste; je ne peux toutefois éviter, par le biais du point de vue offert (découlant du choix de l'angle de la prise de vue et de la distance entre le sujet et l'appareil photo), de m'identifier à l'oeil-caméra et de croire que cet oeil est le mien. J'entre dans une boucle spatiale et temporelle complexe où, tour à tour, je suis présent et absent, là et ailleurs, touché par l'événement et étranger à celui-ci. Malaise, donc, devant cette sensation de présence-absence qui découle de ce que mon regard soit trop enclin à s'identifier à celui de l'oeil-caméra. Malaise qui pourrait provenir aussi de cette irréductible valeur testimoniale qu'on attache à la photo et qui la fait apparaître plus vraie que le vrai, plus réelle que la réalité elle-même.

Devant la photo, nous oublions les transformations physiques, chimiques et optiques qui ont permis d’obtenir ce qu'elle est vraiment : un simulacre du réel. C'est un peu cela qu'illustre l'autoportrait à la table lumineuse, où la réalité est doublement travestie d'une part, par l'action du dispositif photographique et d'autre part, par le jeu de mise en scène introduit par le photographe lui-même. J'ai beau savoir que je suis en présence d'un simulacre et qu'il y a eu "falsification" de la réalité, le malaise persiste. Tant et aussi longtemps que je n'aurai d'autre voie pour appréhendrer la nature du simulacre et comprendre sa fonction, je reste en suspens dans l'indéterminé.

L'autoportrait à la table lumineuse n'est cependant pas un document isolé et l'ensemble auquel il appartient n'est ni un simple groupement, ni une collection disparate de photographies. Il  se trouve intégré à un corpus plus vaste d'images où celles-ci se distribuent d'une part, selon un certain nombre de catégories et d'autre part, selon un mode associatif particulier. En ce qui concerne les catégories d'images, outre des autoportraits, on retrouve dans Les tremblements du coeur des paysages et des scènes urbaines, des instantanés d'un enfant et d'une femme, des extraits d'un album de famille, des images en négatif empruntées à l'oeuvre de photographes consacrés, et enfin un dernier groupe d'images tirées d'oeuvres cinématographiques. Quant au mode d'association des images, on constate que ces dernières sont regroupées en sous-ensembles ou séquences. Celles-ci sont au nombre de cinq, encadrées par deux groupes qui servent d'introduction et de conclusion et ponctuées de quelques repères textuels.

La combinaison des images  au sein des séquences repose globalement sur un principe d'alternance où chaque catégorie fournit des éléments qui entrent dans la constitution de chacune des séquences. Mais l'application de ce principe n'est pas systématique puisque certaines catégories so
nt absentes de certaines séquences. Cette irrégularité dans l'emploi des matériaux constitue un élément important de la mécanique associative, car elle déterminera des rythmes, des mesures et des mouvements. On sentira ainsi des passages, des brisures, des oppositions, et des pauses.

Pour emprunter encore une fois aux processus de production cinématographique, l'ensemble apparaît d'emblée comme le produit d'un travail de montage où les images, du fait de leur mise en relation, tissent entre elles un réseau étroit de liens et créent des structures de signification particulières.  La mécanique associative pourrait être considérée alors comme un processus rappelant l'acte d'écriture, où les images agiraient comme des mots qui, en s'agglutinant, formeraient des phrases, des paragraphes, un texte.


Jeu de marques et d'affect

Mais ce rapprochement soulève certaines difficultés; en effet, on hésite à considérer que l'image photographique puisse être autre chose que représentation, autre chose mimésis. Trop souvent on croit que le fait de reconnaître sur cette figure de papier des formes qui rappellent des objets, des êtres, ne peut embayer que le circuit de la reconnaissance primaire. Comme si l'image ne pouvait transcender ses référents analogiques; comme si, en tant qu'entité, elle ne pouvait être autre chose qu'elle-même, têtue et réfractaire à toute espèce de débordements.

On sait pourtant  qu'elle peut mettre en branle autre chose. Roland Barthes est peut-être celui qui,  mieux que quiconque, a su montrer comment la photographie se prêtait aux débordements et notamment à ceux du plan de l'affect. Issus de la considération de ce qui dans l'image "pointe" et "anime" celui qui se prend à l'indicible de la présence-absence, les débordements de l'affect sont ces éléments qui, au-delà de la surface de papier, provoquent l'irruption du champ émotionnel. Affaire d'amour, de désir, de compassion, autant qu'affaire de deuil ou d'élan, la photo affirme  la vérité autant que la réalité, bien plus encore, elle affiche inexorablement l'existence (2). Figure paradoxale qui déploie le "ça- a-été", ce noème de la photographie que Barthes prétend incontournable, la photo en tant que pure contingence, ne fait pas autre chose que de rendre évident le temps, la durée et, par conséquent, de mettre en branle les "circuits" de la réminiscense, ou plutôt, ceux de son expérience intime. Barthes a pourtant été réticent à considérer que la photographie puisse être un système de signes et ultimement une structure langagière.  Parce que la surface de papier ne peut être comme telle "marquée", la photographie ne pourrait donc prétendre au statut de langue. Or, le déploiement de l'affect ou plus encore son inscription au travers d'un processus contrôlé de mise en forme et de mise en circuit (il pourrait en être à travers le dispositif séquentiel), porte à croire que l'entreprise langagière dans la photographie n'est pas impossible.

Les tremblements du coeur met en place précisément, d'une part, un investissement du plan de l'affect - c'est tout le plan circonscrit par le contenu, la matière de l'oeuvre – et, d'autre part, l'établissement d'un authentique système de "marquage" de l'image.  Que se soit par le traitement en alternance des catégories d'images, l’emploi du dispositif séquentiel, tout autant que par l'incrustation dans la surface de l'image de "signes" dénotant la prise de parole, l'oeuvre est conçu pour amener le regardeur à pénétrer dans une trame narrative où, de séquence en séquence, il est amené à élaborer et générer du sens.


La quête de la subjectivité

Plusieurs images de l'oeuvre sont des représentations de paysages et de milieux urbains. Ces images reprennent des thématiques "classiques" des registres de la représentation où évoluent généralement les pratiques photographiques. Pour ces pratiques, la production met en évidence d'abord l'action de prélèvement direct à partir d'un réel déjà constitué. En apparence, l'action du photographe ne modifie en rien le réel et son rôle tient, pour l'essentiel, à faire tenir dans le viseur de son appareil photo un certain nombre d'éléments qui lui semblent un champ visuel formellement homogène. Les gestes du photographe "découpent" le réel selon les impératifs dictés par l'orthogonalité du cadre du viseur de l'appareil. L'acte de création est alors assimilé à celui de prélèvement, autour duquel toute une tradition de la photographie s'est organisée.

Issu de cette tradition, Campeau assume à travers ses représentations de paysages et de milieux urbains, une position par laquelle il entend d’abord faire valoir son statut de photographe et d'artiste. On sait cependant que son créneau de production s'est principalement élaboré dans le registre de la photographie documentaire à caractère engagé. Centré sur l'interrogation des rapports sociaux, ce registre a longtemps prévalu en photographie et notamment ici au Québec où, jusqu'à une date récente la presque totalité des travaux photographiques à caractère expressif y transitait. Pratiques du regard implacable qui se déploie dans la distance (le photographe ne cherchant pas à transparaître comme tel dans l'image), celles-ci ont voulu se faire critiques et par conséquent objectives. Fidèles en cela aux conceptions positivistes et aux visées humanistes, ces pratiques, tout comme les idéologies qui les supportaient, se sont effritées à force de montrer leurs béances et leurs carences. Dans une époque où les valeurs se sont mises à crouler sous le poids du doute et de la désillusion face aux faux dieux du modernisme, la photographie documentaire se mettra à s'interroger sur ses propres doxa et à chercher d'autres modalités de rendre compte du monde. Dans ces temps de questionnement, le photographe documentariste a dû repenser les termes généraux de son action et poser de nouvelles assises pour justifier son intervention. C'est en se posant d'emblée comme intervenants à part entière, tout autant que sujets opérants, que les photographes identifieront de nouvelles façons de rendre compte de leur action. Investissant de leur propre subjectivité les lieux de leur pratique, ils ont introduit de nouveaux rapports dans leur façon d'être présents au monde. Le statut de l'image s'est alors mis à basculer. Davantage perçues comme des  traces éphémères, instables par nature et fugitives par essence, les nouvelles images mirent en scène d'abord et avant tout la présence accidentelle, aléatoire et précaire du photographe.

Dans l'oeuvre de Campeau, les photos de paysages pourraient représenter cette manière de faire écho à ces questionnements sur le sens de la présence du photographe et de son rapport au monde. Regards sur le lointain où l'on voit les montagnes au-delà de la mer, les paysages seraient des métaphores du questionnement sur l'acte photographique. Regards aussi sur sa propre pratique, comme ces images venues des oeuvres antérieures (images tirées d'autres travaux: Week-end au paradis terrestre, oeuvre de 1980-1982, Pologne: printemps 1983, oeuvre de 1984), où le photographe se cite pour exorciser le temps, celui des doutes autant que des interrogations sur les trajectoires changeantes de l'entreprise photographique. Ces images de paysages et de milieux urbains constituent en somme des références à des ailleurs, autant du médium que de sa propre pratique,  agissant comme les balises du regard introspectif; filigrane qui, tel un leitmotiv visuel, reviendra de séquence en séquence tout au long de l'oeuvre.

Le regard introspectif est également celui qui pourrait motiver  le photographe à tourner son appareil photo vers lui-même et à devenir par conséquent le sujet de ses propres investigations photographiques. Cela pourrait donner l'ensemble des autoportraits, cette autre ligne de force de l'oeuvre. La quête photographique est ici résolument détournée de ses usages canoniques. Le point de vue n'est plus celui de l'observateur distant, mais bien celui du sujet directement mis en cause par le dispositif photographique. Par l'autoportait, l'écart est aboli entre celui qui "prend" et la chose prise. En devenant partie de la situation d'énonciation, le photographe réintègre sa position au sein du dispositif photographique. Il s'agit là d'une marque particulière qui permet d'associer directement aux instances de la production le rôle joué par le photographe lui-même.

Dans la plupart des autoportraits, le regard du photographe est dirigé vers l'appareil et semble, par conséquent, dirigé vers le regardeur pour l'interpeller. La photographie nous a habitué à ce genre de regard qui va droit dans les yeux. Dans le cinéma de fiction, au contraire, l'usage du regard-caméra est à toute fin utile banni, de peur que celui-ci ne vienne mettre en péril le dispositif fictionnel en faisant passer les procédés narratifs du plan de l'histoire au plan du discours direct. Mode d'interpellation dénotant le geste de prise de parole, le regard-caméra, tel que l'artiste l'utilise ici, est une figure suffisamment récurrente pour nous donner à penser que le photographe, par le biais de ses autoportraits, s'en sert pour s'adresser au regardeur et l'inviter à prêter l'oreille (l'oeil) à ses mots (ses images), à écouter son propos (son discours).

L'autoportrait à la table lumineuse est, à cet égard, une figure paradoxale; ici pas de regard-caméra, pas d'invite à l'intention du regardeur, que la scène, que le jeu obtus de la présence-absence. Manifestement cet autoportrait ne fonctionne pas de la même manière que les autres images de cette catégorie. Sa dimension réelle serait autre et l'absence de regard-caméra a peut-être pour fonction d'instaurer dans la narration le registre fictionnel. Hypothèse que pourrait valider les éléments mêmes de l'image où l'on retrouve le photographe entouré d'éléments qui renvoient à son art: diapositives, gants blancs pour manipuler les surfaces fragiles que sont les émulsions photographiques, table lumineuse, photos épinglées au mur. Tout dans cette image affiche les attributs du métier et concourt à faire émerger la figure de l'opérateur affairé.  Mais la pose est celle de la fatigue; comme si le travail de production et de mise en circulation des images devenait une tache lourde à porter à partir du moment où la fonction critique en fait apparaître les aspects problématiques. Image synthèse, l'autoportrait à la table lumineuse est un raccourci sur les différents plans de l'agir du photographe, non seulement en tant qu'opérateur, mais également en tant qu'individu aux prises à des questionnements sur son existence. Et, en ce sens, cet autoportrait rejoint les autres images du même groupe pour former une des trames dominantes du récit où Campeau se met en scène lui-même à partir de la double position d'observateur et d'observé.


Boucles et spirales

Récit du soi, récit du questionnement, récit sur les positions changeantes du sujet devenu objet d'introspection, constituant par là le premier niveau d'une narration qui va se déployer à la manière d'une spirale sur d'autres plans de l'introspection. L'un de ceux-ci est fournie par ces images d'un enfant et d'une femme, toujours les mêmes, disséminées tout au long de l'oeuvre. Ces personnages, le fils et la compagne de l'artiste, assurent en tant que figures récurrentes un ancrage de plus au récit dans la voie autobiographique. Pour rendre ce jeu tout-à-fait transparent, le photographe a d'ailleurs pris soin d'inclure dans l'oeuvre un autoportrait le représentant avec la femme et plus loin une image réunissant la femme et l'enfant, une boucle est ainsi créée pour permettre une articulation des différentes catégories de matériaux photographiques .

Les avant-plans flous qui se retrouvent aussi dans la catégorie des autoportraits constituent aussi une autre boucle intéressante. L'usage de cette forme peut être perçu comme une marque particulière qui, tout en renvoyant aux instances techniques du procès de production, dénote une modalité supplémentaire d'inscription sur la surface de l'image de repères permettant d'identifier la présence de l'instance d'énonciation. L'avant-plan flou fonctionne comme une extension métonymique du dispositif de la photographie et a pour effet de révéler, la présence de l'opérateur. Au plan technique, et selon certains usages canoniques, un avant-plan se doit d'être précis et ce tout particulièrement si l'on y retrouve un élément majeur de la construction de l'image. Parce que le flou indique les limites du système optique, et partant qu'il met en évidence les "failles" du dispositif de la photographie, son usage n'est toléré que s'il ne met pas en péril l'effet mimétique de la photo. En affichant nettement la limite du dispositif optique par l'usage de l'avant-plan flou, l'opérateur non seulement pervertit et transgresse les règles établies, mais se permet également de s’immiscer par ce moyen dans l'image et de faire littéralement partie de celle-ci. Il n'est pas interdit non plus de croire que la représentation en flou à la fois de certains des autoportraits et de plusieurs images de l'enfant, vient suggérer un rapprochement métaphorique entre les deux protagonistes des situations d'énonciation. Cette analogie formelle viendrait en quelque sorte embrayer la lecture, une fois de plus, sur la voie autobiographique, révélant ainsi une autre boucle de la spirale de l'affect et de son investissement au sein de l'oeuvre.


D'emprunts et de transformation

Les trois autres catégories d'images ont en commun d'avoir été empruntées à des corpus déjà existants  n'appartenant pas comme tels à l'artiste. Que ce soient les images provenant d'un album de famille, les copies en négatif extraites de l'oeuvre d'autres photographes ou celles effectuées  lors de projections cinématographiques, toutes ces images pré-existent et ont une vie qui leur est propre. Mais le photographe, en se les appropriant (et on verra plus loin par quels moyens), vient en changer la valeur et le sens. Intégrés dorénavant à un tout autre ensemble, ces emprunts vont trouver une nouvelle existence et participer, à ce titre, à la matière et au propos de l'oeuvre à laquelle ils sont maintenant associés. L'appropriation de ces images constitue un prélèvement qui, dans une large mesure, n'est pas sans rappeler le geste même de la prise de vue. L'analogie fonctionnelle entre ces deux  actes pourrait également comporter une autre similitude qui, elle, résiderait dans le procès de transformation résultant de l'un et l'autre de ces actes. Ce qui est en cause dans ce procès de transformation, ce n'est pas seulement les changements physiques qui sont apportés à l'apparence même de ces  images, mais bien davantage les modifications de leur sémantique apportées par leur recontextualisation dans un nouveau cadre.  En tant que documents transformés, les images empruntées deviennent également des terrains propices aux débordements métaphoriques.

Les images de l'album de famille proviennent évidemment de l'album de l'artiste. Elles le représentent en compagnie de quelques autres personnages à divers moments de son enfance. Vision frontale, distance des sujets par rapport à l'appareil de prise de vue, attitudes rigidifiées des personnages, tous les attributs classiques de la photographie amateur se retrouvent dans les images de cette catégorie. L'artiste les restitue sans apparemment les modifier: leur petite taille sur fond noir évoque la présentation des albums de famille d'une certaine époque. Sur la plupart des images, le photographe est là, tantôt seul, tantôt en compagnie d'une femme qu'on peut présumer être sa mère. D'autres images montrent cette même femme en compagnie d'un homme sur la pont d'un navire. Boucle familiale, spirale du temps passé et révolu, l'ensemble de ces images évoque sur un autre mode narratif la question du rapport autobiographique. Le statut de ces images oscille entre celui de constat (la valeur testimoniale de la photo) et celui de regard sur le "paysage intérieur" où se trouvent confrontés les sentiments et les émotions isssus de ces traces d'un ailleurs de l'existence, toujours vivaces au fond de soi. Les repères textuels, que l'on retrouve majoritairement associés à cette catégorie, ont ici précisément pour fonction d'assurer cet ancrage des images de l'album de famile. "L'enfance me court après", "vertige", "vagues incessantes", "murmure des images migratrices", "miroir et mémoire du chaos émotionnel", toutes ces propositions sont explicites quant au rôle que l'artiste veut faire jouer à ces images. C'est en cela que réside leur transformation: ces images ne sont plus des éléments anecdotiques surannés, mais bien plutôt des relais importants pour faire émerger le sens du "ça-a-été" de Barthes. Ces images "pointent" vers quelque chose. Elles font surgir une zone sensible, une couche active de l'affect.

Contre-point aux extraits de l'album de famille, les images en négatif agissent également comme références à un passé, particulier, puisqu'on y verra plutôt l'évocation de celui de l'art du photographe. Au travers des images des André Kertész, Marc Riboud, Robert Frank, Duane Michals, Ralph Gibson et Joseph Koudelka, c'est  non seulement quelques-unes des influences du photographe qui défilent devant nous, mais également quelques-unes des principales figures de la photographie des trente dernières années.  Plusieurs de ceux-ci sont les initiateurs  de nouvelles approches où la photographie du réel est portée au-delà de ces référents analogiques pour en faire une expérience intime, toute entière teintée de subjectivité. Innovant sur plusieurs plans, dont en particulier sur celui de la forme par un travail sur les procédés d'écriture séquentielle, les Frank, Gibson et Michals deviendront au seuil des années soixante-dix les chefs de file d'une "nouvelle photographie", au moment même où Campeau débute sa carrière de photographe. Faut-il voir poindre dans la référence à ces photographes la figure de l'autorité "morale", l'image du "père" et ce faisant y trouver un justicatif supplémentaire au fait qu'elles soient rendues en négatif?  Mais leur emploi n'est pas que référentiel à l'histoire récente de la photographie. Elles ont une autre textualité. "Ciel et terre", "écrans, ombres, fantômes" peut-on lire en marge. Autant de pistes pour leur assigner le statut d'images se déployant sur un autre mode narratif. Leur valeur intrinsèque, leur contenu respectif les font se fondre aux autres matériaux autobiographiques et leurs propres référents viennent les faire glisser progressivement vers un univers fantasmatique. Dans le traitement en négatif, il y a aussi l'idée du trouble occasionné par la conscience de l'opacité de toute chose. L'idée également d'un autre monde, de cet espèce d'envers du décor que nous savons exister, mais qui se dérobe inexorablement à chaque pas que l'on fait pour s'en approcher. Images de l'écart et de la béance du temps.

Les images de projections cinématographiques vont jouer un rôle similaire mais davantage pour leur valeur métaphorique que pour leur valeur intrinsèque. Et c'est là que réside leur principale transformation, car ces images ne sont pas des photogrammes (au sens cinématographique du terme). Elles ne fonctionnent pas comme entités discrètes donnant à voir des éléments révélateurs des oeuvres dont elles sont tirées. Au contraire, elles apparaissent déformées et comme noyées dans cette masse noire qu'on devine être la périphérie de l'écran. Elles sont vraisemblablement des arrêts sur image, des temps de la projection et non pas des figures révélatrices. Du moins, si elles le sont, ce n'est qu'en fonction de leur appartenance à des oeuvres de fiction et c'est probablement là que se situe leur véritable point d'articulation à l'oeuvre. Mais d'une manière quelque peu paradoxale puisque c'est par antinomie, au sens où ces images viennent déporter le propos autobiographique vers le registre fictionnel.

Réalité et fiction, deux pôles entre lesquels tout se met à osciller. L'existence comme une somme discontinue d'événements, de regards, de temps, un équilibre toujours précaire où, plus on avance, plus il semble malaisé de départager ce qui existe de ce que nous avons inventé comme  substance de nos existences. Projections dans le noir. Rien qu'une suite d'images de soi et des autres, d'ici et d'ailleurs. Rien qu'un miroir déformant pour renvoyer l'image éclatée de nos peurs, de nos fantasmes, de nos désirs. Un cinéma intérieur composé bien plus d'arrêts sur image que d'une suite ininterrompue de plans habilement dirigés par un cinéaste de génie.


Ailleurs et mouvance

Telle est la trame de cette oeuvre où la photo devient le support et le lieu d'inscription d'une suite de mouvements de l'âme. Chacune des séquences devient un espace où, par l'alternance et la juxtaposition des matériaux photographiques, se révèle le propos autobiographique et se crée ces mouvements pour en appréhender la complexité. L'oeuvre nous convie au jeu mystérieux de la présence-absence en nous amenant à déambuler dans l'espace-temps d'un autre qui, tout en nous étant étranger, nous devient bientôt familier. Nous sommes entrés dans la figure de papier et nous nous sommes perdus dans les méandres du sens et de ses plans multiples et changeants.

Le photographe s'est fait narrateur en s'inscrivant d'emblée dans l'oeuvre: les autoportraits en sont l'indice le plus probant. Il nous regarde droit dans les yeux, il nous interpelle, ou encore détourne le regard comme pour nous inviter à le suivre à travers les méandres de son existence. À travers l'intime et son cortège de tourments et de tremblements, il nous rejoint dans les franges du chaos émotionnel. Il nous parle de choses dans lesquelles nous nous retrouvons tous: de vie et de mort, de l'enfance irrésolue, la nôtre comme celle de ceux à qui nous donnons naissance, du rapport amoureux.  Il nous livre des traces, des fragments de la difficile expérience qui consiste à assumer la position paradoxale de sujet devenu objet d'introspection. Position délicate et sensible, où il est toujours possible de perdre ceux que l'on veut entraîner à notre suite. Les tremblements du coeur met à nu cette position de fragilité,  matière première tout autant que point d'achèvement du récit.

Et cela à travers la photographie. Une photographie singulière qui se réclame de l'ailleurs et de la mouvance, du temps comme des êtres et des choses. Une photographie qui ne montre que pour dire ce qui ne se voit pas. Une photographie qui ressemble à de la cinématographie de l'arrêt sur image. Une photographie qui s'est résolument écartée de la surface des choses.


Épilogue

Une dernière image. Ce n'est pas une photographie. Elle n'a pas de support physique. Elle est là quelque part dans ma mémoire. Un souvenir, une impression conservée je ne sais trop pourquoi, je ne sais trop comment. L'ami et moi, nous sommes accoudés au parapet du Pont des Arts. Nous avons trop marché dans Paris ce jour-là. Nous parlons peu. La Seine, grossie par les giboulées de mars est à son plus haut niveau en cette fin de printemps. Les arbres qui bordent les quais s'ornent de vert. Ce sera bientôt la floraison. Nos regards se perdent dans le courant de l'eau sale qui charrie des débris de toutes sortes. Une péniche remonte le cours, un bateau-mouche le descend. L'ami c'est le photographe, c'est Michel Campeau. Ce livre n'était encore qu'une esquisse. Angoisse de la création, indécisions de toutes sortes. Nous n'en parlons pas ou si peu. Tout est à se mettre en place, silencieusement, à travers le temps, avec le temps, ce curieux fait.


Québec, juillet 1988




Notes:
(1) Cité par Roland Barthes dans La chambre claire, Cahiers du Cinéma, Gallimard, Seuil, Paris, 1979, pp. 164-165.
(2) Thèmes développés principalement dans La chambre claire mais également mis en plan dans les essais critiques sur l'image que l'on retrouve regroupés dans L'obvie et l'obtus, Éditions du Seuil, collection "Tel Quel", Paris, 1987

  • Michel Campeau, Autoportrait à la table lumineuse, 1984, photo noir et blanc, tirage argentique, 40 x 50 cm.

    Michel Campeau, Autoportrait à la table lumineuse, 1984, photo noir et blanc, tirage argentique, 40 x 50 cm.