L’échange qui suit entre Pierre Dessureault, historien de la photographie, et Richard Baillargeon, auteur d’Anticoste, s’est déroulé entre Québec et New Delhi au cours du mois de février 2013. Dans cet échange, seul le point de départ était défini : élaborer un commentaire critique dans lequel deux voix se relancent et se répondent au fil de l’écriture. Un peu à la manière des images d’Anticoste qui s’attirent ou s’opposent pour faire surgir un ensemble de discours dans lequel l’histoire et la photographie ont le beau rôle. L’énoncé suivant de Roland Barthes pourrait orienter la réflexion : « [...] la Photographie n’est ni une peinture, ni... une photographie; elle est un Texte, c’est-à-dire une méditation complexe, extrêmement complexe sur le sens. »
Québec, le mardi 5 février 2013
Ce qui me frappe d’abord dans ton vaste projet, c’est la disparition des connotations autobiographiques auxquelles tu nous avais habitué. Je pense ici aux divers rôles que tu endosses dans tes travaux précédents : le voyageur du lointain D’Orient qui compose son carnet de voyage au fil de ses pérégrinations; l’observateur qui fait corps avec l’instant dans Promenade au couchant; l’homme au regard furtif saisi dans l’inventaire de son quotidien de Champs/La mer ou encore le regardeur de photographies de Marges et chansons qui évoque les souvenirs dont celles-ci sont porteuses. Que tu adoptes la proximité du je ou encore la position plus distancée du il, tu affirmes ta présence en tant qu’auteur d’une œuvre nourrie de l’imaginaire d’une personne singulière. Dans Anticoste, tu adoptes la position de l’archiviste qui écume les bibliothèques, fouille les archives photographiques publiques et privées, navigue sur le Web pour recueillir des documents de toute provenance. Ces images d’archives ainsi que celles que tu as réalisées lors de deux séjours dans l’île en 2004 et 2011, ces illustrations issues de la tradition populaire, ces extraits d’ouvrages littéraires et de journaux, ces relevés topographiques et ces pictogrammes deviennent autant de fragments de l’histoire culturelle dont tu t’attaches à remonter le fil dans une composition complexe dont tu deviens l’orchestrateur.
Pierre
New Delhi, le mercredi 6 février 2013
J’aime bien que tu soulèves cette question de la présence dans l’œuvre. En décidant de ne pas m’installer dans Anticoste, j’ai préféré adopter un point de vue qu’on pourrait dire « en surplomb ». Tu suggères que je suis devenu une sorte d’archiviste qui s’attacherait à reconstituer le fil d’une histoire. Cette posture qui rappelle celle de l’archéologue me convient bien dans la mesure où Anticoste est pour moi comme une vaste plongée dans l’univers des documents. Certes, je collecte et je ramasse, mais je ne me suis pas vraiment préoccupé de reconstituer quoi que ce soit. Je pense avoir fait un travail où ce qui comptait pour moi était d’évoquer bien plus que de restituer une trame qui par ailleurs ne peut jamais vraiment être retrouvée. J’ai voulu, avec les documents d’archives et les autres matériaux, pointer des choses et indiquer des avenues possibles pour la lecture de l’œuvre. Je crois que c’est important de dire aussi que si je joue avec la temporalité dans le travail, c’est une temporalité éclatée où passé (les archives) et présent (mes images) se chevauchent et s’interconnectent, dans un ordre qui reste « latent » et que l’on peut à sa guise établir pour sa propre compréhension de ces choses qui pointent, qui nous pointent.
Richard
Québec, le vendredi 8 février 2013
La « plongée dans l’univers des documents » à laquelle tu fais allusion est pour moi éminemment actuelle, parce qu’elle applique le terme de document à la photographie. Terme décrié par une certaine histoire de l’art qui, dans ses efforts pour annexer le médium, a rejeté dans les marges une partie fondamentale de ses capacités, soit ce pouvoir de reproduire le visible selon des coordonnées qui lui appartiennent en propre et de prendre en charge un immense patrimoine visuel, composé de photographies, de dessins, de pictogrammes et même d’objets, en le re-produisant. Cette transposition des documents épars dans une image photographique permet par la suite d’en jouer comme tu le fais dans Anticoste pour créer des récits multivoques qui se font et se défont d’abord par le regard que tu y portes et, par la suite, celui qu’y posent les regardeurs. Évidemment, il ne s’agit pas de reconstituer à partir de ces fragments l’histoire d’Anticosti, mais plutôt de mettre en lumière l’historicité des représentations de l’île à travers ces ensembles signifiants.
Pierre
New Delhi, le mercredi 13 février 2013
Comme tu le sais, je suis préoccupé par la question du récit en photographie et, depuis des années, je tente d’aller un peu plus loin dans l’élaboration d’une dynamique narrative qui serait résolument ouverte. Je travaille à cette mise en forme avec la conviction que les images, en l’occurrence ces diverses sortes de documents de plus en plus hétéroclites et parfois fort bigarrés, s’emboîteront les uns dans les autres et formeront des propositions porteuses de sens. Alors que souvent on prétend que les images seraient de ces choses éminemment têtues et réfractaires à l’idée de générer du sens, je crois au contraire qu’elles nous interpellent à tout moment, et cela très probablement à cause de leur essence première qui est de nous donner à voir et à penser. J’ai la conviction profonde que le regard fait toujours appel, ne serait-ce que minimalement, à la pensée. S’il faut reconnaître que la nature première de l’image est d’être un document, je crois cependant qu’il faut élargir notre façon de définir ce terme. Et il me semble particulièrement crucial de le débarrasser de certaines connotations qui trop souvent font en sorte qu’on confond dans le document le fait de la réalité et le fait de l’authenticité, de la vérité. Dans Anticoste, j’ai voulu que le document ne fasse que cela : être là, sans autre qualité que d’être disponible et du coup, d’être sujet à un investissement propre à chacun d’entre nous, selon notre regard, notre esprit et probablement aussi nos affects.
Richard
Québec, le samedi 16 février 2013
Cette manière que possède la photographie de produire des documents nous ramène à l’époque de ses origines qui voyait dans ce nouveau médium un outil pour recenser de façon encyclopédique le monde en images, et ainsi témoigner du progrès ininterrompu de la civilisation. À cet égard, la tablette numérique, qui est une composante essentielle de ton projet où se retrouvent plusieurs récits photographiques, représente en quelque sorte une mise à jour de l’intention globalisante aux origines de la photographie, bien que les moyens mis en œuvre pour prendre en charge cette profusion de documents disparates et les mettre en rapport diffèrent radicalement. L’un de ces récits, intitulé Le grand châtelain, se situe justement dans cette vision utopiste de l’histoire. Il est fascinant de lire le témoignage du journaliste Godfroy Langlois de La Patrie qui visite à l’été 1899 l’établissement modèle que l’industriel Henri L. Menier a créé sur l’île : « La baie Ste-Claire, par ses mœurs, a l’air d’un coin détaché de la vieille et classique Arcadie; on y vit doucement dans l’intimité, dans le calme, dans le bonheur. Le petit village a l’air d’une grande famille où tout le monde s’aime et se respecte. » Cette description nous fait mesurer la distance historique inscrite au cœur même des documents que tu remets en circulation dans le récit. Si les fragments épars que tu convoques campent leur époque en montrant et en décrivant la vie sous la gouverne de Menier, leur valeur documentaire proprement dite n’apparaît que lorsqu’ils viennent s’insérer dans un ensemble significatif qui les arrache à leur littéralité, à l’ici et maintenant de leur production.
Pierre
New Delhi, le mardi 19 février 2013
C’est vrai que la plongée dans les documents – plutôt dans les archives – a fait remonter à la surface toute sorte de choses, dont ce texte que tu signales. Au départ, je cherchais des images et je trouvais des textes. C’était à la fois désespérant et paradoxalement très excitant : toutes ces données faisaient apparaître non pas une histoire, mais plusieurs histoires, si bien qu’après un moment, j’ai pensé que c’est ça qui devait être l’ossature principale de l’œuvre encore à l’état d’ébauche. Faire venir les histoires, que j’ai appelées les récits, et cela pour me permettre de retrouver une marge de manœuvre, celle de l’artiste. C’est à partir de ce moment qu’il m’est apparu comme essentiel d’utiliser le matériel littéraire que mes recherches avaient fait remonter à la surface. Je découvrais qu’il y avait là un grand nombre de documents datant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. À cette époque, qui correspond en fait à l’âge d’or d’Anticosti, on croit aux vertus du développement et au progrès. Et la photographie a bien sûr participé à ce grand mouvement. Si le contenu des images a beaucoup compté lors du processus de sélection, la texture même des images, leur matérialité, était également quelque chose qui m’intéressait tout autant. Pour moi, cette matérialité agit comme une série de signes qui pointent vers une sorte d’ailleurs temporel qui contraste avec cette autre texture, faite de couleurs et de détails plus francs, que l’on retrouve sur mes propres images. Jouer les matérialités a toujours été important dans mon travail, ce qui me sert à mettre les images à distance et à leur donner des effets de présence, mais aussi d’absence. Créer un mouvement de va-et-vient, un télescopage des temporalités, tout ça par le jeu de la fragmentation des matières, des images. Faire venir ainsi une autre littéralité de ces images et qui serait issue de la fragmentation même des documents. Mais une littéralité qui serait paradoxalement vague et diffuse à force de s’éloigner de la trame trop serrée des évènements et des situations qu’elles mettent en scène.
Richard
Québec, le jeudi 28 février 2013
Cette idée de la matérialité des documents est fondamentale dans l’étude des artefacts porteurs des traces sensibles de l’histoire des civilisations. Les images, avant d’être documents et représentations, sont matériaux et, à la manière des objets recueillis sur l’île qui composent eux aussi une mosaïque, sont livrées au temps qui les marque. Le fait que tu les reproduises sans retouche accentue la précarité de la matière dont elles sont faites et creuse la distance historique qui nous en sépare. Pas question ici de recomposer le passé à partir de souvenirs toujours plus ou moins reconstruits pour donner l’illusion d’un éternel présent auquel nous participerions par procuration. Il s’agit plutôt d’orchestrer un ensemble de lambeaux arrachés au temps qui, constamment ramenés à la conscience historique, donneront une image qui variera selon les contextes que chaque culture et chaque époque organiseront autour d’eux. Cette reprise constante des documents par la mémoire collective et leur remise en circulation dans une infinité de discours assure leur pérennité.
Cet incessant travail de fragmentation, de permutation et de transformation des discours de la culture n’est peut-être pas celui de l’archiviste comme nous l’évoquions en début de parcours. La posture que tu endosses dans Anticoste est plutôt celle du sémiologue qui, selon Barthes, « serait en somme un artiste ... [qui] joue des signes comme d’un leurre conscient, dont il savoure, veut faire savourer et comprendre la fascination. »
Pierre
New Delhi, le lundi 4 mars 2013
J’aime assez cette idée du sémiologue, car la question du sens m’a toujours parue névralgique par rapport au travail de l’art et au rôle de l’artiste. Les images, et les photographies en particulier sont, selon Charles Pierce, des signes à part entière et commandent de notre part une attention à l’avenant. Cela dit, la construction du sens s’avère au premier abord très laborieuse avec les images. On dit souvent sans trop y penser que les images « représentent », et cela en croyant régler rapidement la question de leur rapport au réel. Les images, et surtout celles qui sont de l’ordre du photographique, signalent quelque chose dans l’inéluctable fait qu’elles ne sont que fragments arrachés au réel. En photographie, le cadre de l’appareil agit en soustrayant une portion d’un champ visuel qui, par ailleurs, est infini. Si on pouvait tout saisir de cette étendue ininterrompue, on n’aurait pas à poser la question du pourquoi de la fragmentation. Et puis, qu’y a-t-il derrière le fragment – la photographie – qui se révèle alors, si ce n’est le regard ou plutôt la cristallisation dans l’image du regard d’une personne qui promène sur le monde le cadre de son appareil en répondant, on ne sait trop comment, à des stimuli visuels. Je crois que c’est là que réside la fascination dont parle Barthes. Je crois que dans Anticoste, j’ai voulu affirmé très fort cette idée que le regard n’est pas une chose figée, mais bien au contraire que c’est une instance dont l’un des rôles est de faire état d’une singularité, d’un étonnement – probablement aussi d’un désir – devant le spectacle du monde. Fascination aussi parce qu’à travers ces fragments arrachés au réel se trouve un autre que soi et qu’au bout du compte, les images font apparaître une infinité de regards portés sur le monde. Aussi faut-il peut-être reconnaître une fois pour toutes que le sens n’est jamais arrêté, ni jamais complètement explicité, élucidé. Finalement, le sens serait une chose toujours mouvante, toujours changeante, comme l’est le spectacle du monde défilant dans le viseur d’un appareil photo…
Richard