Concilier l’inconciliable : l’expérience de la recherche et de la création en milieu universitaire dans la perspective d’une relation dynamique avec l’étudiant et son processus d’apprentissage, 2010

Concilier l’inconciliable : l’expérience de la recherche et de la création en milieu universitaire dans la perspective d’une relation dynamique avec l’étudiant et son processus d’apprentissage  

Par Richard Baillargeon
Professeur et artiste
École des arts visuels


Un court essai en forme de pamphlet

J’aimerais d’abord mentionner que ce que je présente aujourd’hui tient bien davantage de l’esquisse que de l’œuvre achevée. Sorte de « work-n-progress », ma présentation est en fait un ensemble de réflexions que je porte à votre attention en espérant susciter de votre part des réactions qui pourraient ultérieurement me convaincre de poursuivre le travail de manière plus approfondie et surtout de le mieux étayé à la fois sur le plan de l’argumentation et sur le plan intellectuel.

D’abord, convenons que nous n’en sommes plus à débattre de la place de la création au sein de l’institution universitaire. Nous l’enseignons depuis plusieurs décennies et de ce point de vue nous avons assez bien réussi si l’on s’en tient au nombre d’étudiants que nous avons formé au cours des ans et au succès (relatif il va s’en dire) que plusieurs de ceux-ci ont eu dans ce que l’on appelle la « vraie vie ».

Pourtant, tout n’est pas si rose en ce qui concerne le statut de la création dans le contexte universitaire car si on peut faire un bilan positif du côté de l’enseignement, il est loin d’en être de même du côté de la recherche et l’expression même de recherche-création continue d’en faire sourciller plus d’un dans nos facultés, départements et écoles. Bien sûr les attitudes ont dans l’ensemble changé à cet égard et l’idée n’apparaît plus aussi saugrenue et rébarbative qu’elle était ici même, il n’y a pas si longtemps que cela. Rappelons seulement certaines positions rejetant tout lien possible entre la recherche et la création énoncées lors du colloque intitulé La création en milieu universitaire organisé en 1991 par la Faculté des arts, la Faculté des lettres et le CEFAN  . Certes, on dira que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis, toutefois force est de reconnaître qu’il existe encore pas mal de réticence à considérer que la création puisse être assimilée à un véritable et authentique processus de recherche.

On aura eu beau développer moult programmes d’études avancées en arts au 2e et même au 3e cycle, nous restons relativement frileux à nous engager dans le développement de programmes de recherche comme tel en arts. Bien que les grands organismes subventionneurs (le CRSH jusqu’à récemment et le FQRSC de manière plus soutenue) ont su répondre par des enveloppes dédiées au soutien d’activités de recherche-création, le modèle qui a inspiré la constitution de ces programmes s’avèrent pour plusieurs calqué sur celui du secteur des sciences humaines et l’obligation pour le demandeur-artiste de fournir un appareillage théorique consistant a pour effet d’en rebuter plus d’un. De ce point de vue, les organismes subventionneurs ont encore un important chemin à faire pour rendre les enveloppes dédiées à la recherche-création plus proches encore des pratiques artistiques et des discours qui les constituent sur le plan intellectuel.

En admettant que de telles améliorations, aussi souhaitables soient-elles, soient apportées aux enveloppes dédiées, une bonne partie du problème restera cependant entier tant et aussi longtemps que les professeurs-artistes ne trouvent pas dans ces programmes de recherche les moyens de poursuivre à un rythme soutenu une carrière professionnelle. Pour le professeur-artiste, la difficulté de faire coïncider la carrière universitaire (enseignement, recherche, participation) et la carrière professionnelle (production, diffusion, reconnaissance), est un irritant majeur qui crée d’importants tiraillements entre la nécessité de performer sur le plan institutionnel et d’exceller dans le milieu professionnel.

Mais les tiraillements ne se font pas qu’à ce niveau. En effet, tout un pan de l’activité de création a par définition lieu dans un contexte qui est tout autre que celui que procure l’institution universitaire. Cet autre contexte, c’est celui que l’on désigne généralement comme étant celui de l’atelier, distinct, du moins physiquement, du lieu où se déroulent les activités universitaires. Mais le fait de mettre à jour le caractère distinct du lieu où se déroulent les activités de création comporte également un autre volet qui concerne plus spécifiquement la nature des activités de création et plus précisément la place qui est faite à autrui dans le processus même de la création. Autrement plus complexe que la question du lieu ou de l’espace où se déroulent les activités de création, la question de la nature exclusive des gestes de la création nous amène à considérer les choses sous un autre angle. En effet, en consacrant littéralement la dualité – et la séparation aussi – des rôles que le professeur-artiste joue au sein de l’institution et au-dalà de celle-ci, on se trouve également à consacrer une irrémédiable étanchéité entre l’atelier et la salle de cours. Les implications de cette position sont énormes et portent à conséquence plus qu’il ne pourrait y paraître à première vue : exit alors les possibilités d’amener dans l’expérience de la création l’étudiant, exit aussi la possibilité d’établir un dialogue sur les objets même de la création et du coup aussi, exit l’idée d’un réel et très certain partage des connaissances; si tant est bien sûr que l’on adhère à cette idée que l’art a à voir avec la connaissance.

Comme on le voit, le phénomène de séparation et d’étanchéité des rôles et des statuts du professeur-artiste engendre une situation où les principaux acteurs du contexte d’enseignement – les étudiants – se trouvent privés, voire exclus, d’une partie très importante de ce qu’est le domaine de la pratique de l’art. Mais, me dira-t-on, il en est ainsi depuis déjà un bon moment et jusqu’à maintenant personne ne s’en est vraiment plaint. Peut-être, cependant le fait demeure que nous avons institué un régime d’exclusion qui porte un large préjudice à la pertinence et à la qualité de nos enseignements et qui handicape de manière importante le contexte d’apprentissage et la transmission du savoir.

Que faire alors pour tenter de concilier ce qui en apparence semble résolument inconciliable? La réponse à cette question n’est pas facile en raison de la complexité du problème qui se pose dès lors que l’on tente de vouloir faire de l’expérience de la création, le lieu même d’un investissement pédagogique en contexte académique. Le problème a en fait une double nature en ceci que d’une part, s’y trouve réitéré la pertinence de concevoir que le processus de création est comme tel assimilable à un processus de recherche et que d’autre part, se pose d’emblée la nécessité de revoir notre conception même de ce que recouvre la notion d’atelier et son apparente aura de sacro-saint lieu d’une pratique qui ne serait pas sans rappeler le grand oeuvre alchimique. On comprendra alors que la question dépasse largement le pseudo dilemme que serait celui soit de vouloir amener l’étudiant dans l’atelier ou soit de vouloir transposer l’atelier dans la salle de classe. Le panorama qui s’ouvre à nous est définitivement plus vaste que cela et le territoire que nous entrevoyons nettement plus large.

Posons donc que nous nous trouvons devant un double problème : d’une part, celui d’avoir à se questionner sur la conception de l’atelier et de la place de cette instance dans le processus de création et d’autre part, celui de mieux comprendre comment le processus de création comme tel peut être conçu comme un processus de recherche et cela sans avoir à dupliquer des schèmes appartenant à d’autres domaines de la connaissance. Au-delà, on s’intéressera, quoique rapidement, à illustrer comment pourrait se trouver réconcilié au sein de l’institution universitaire une conception de la pratique de l’art qui soit compatible avec l’enseignement et la transmission des connaissances, et permettant de déboucher sur des activités de recherche de type universitaire.

Commençons par la question du processus de création. Pendant un bon moment certains ont défendu âprement la thèse qu’on ne pouvait rapprocher et partant assimiler l’activité créatrice à une activité à caractère intellectuelle. La position a été défendue entre autres par Hamelin pour qui la recherche est affaire de concepts qu’invente, comme il le dit, le chercheur, alors que l’artiste fonctionne à partir de percepts qui sont comme on le sait essentiellement d’ordre perceptif. Ce qui faisait dire à cet auteur qu’« … il n’y a pas de savoir identifiable dans la création artistique. »

Mais, comme nous le rappellent Laurier et Gosselin :
Au cours des dernières décennies, dans une perspective constructiviste annoncée notamment par les propositions de Paul Valéry (Le Moigne, 1996), on en est venu à la comprendre [la création artistique] davantage comme un lieu de construction de savoir, de développement d’idées et d’élargissement de la conscience. On comprend ainsi que le travail de création représente une démarche de connaissance au plein sens du mot, ce qui fait dire à plusieurs artistes que la création est une forme de recherche au même titre que la recherche en sciences humaines ou en sciences exactes.  

On retiendra de ce qui suit que la création serait construction de savoir, développement d’idées et élargissement de la conscience. Ainsi et selon cette conception, la création aurait véritablement à voir avec l’intellect et comme tel donnerait lieu, entre autres, à des activités de réflexion, de compréhension et d’explicitation. Bien sûr on aura compris ici que l’on se situe en amont de la production comme telle de l’œuvre et que le territoire considéré est celui comme le disait Paul Valéry, du « poïen », du faire, de ce que René Passeron appellera, en empruntant à Valéry, le domaine de la poïétique, c’est-à-dire d’une science de l’œuvre « en train ». Par rapport au contexte d’enseignement, cette piste s’avère évidemment porteuse en ceci qu’elle offre d’emblée l’espace nécessaire pour une investigation en profondeur de ce qu’est le processus de création, cette piste permet par conséquent un ancrage fort du champ de la pratique dans celui de l’enseignement. En somme, cette perspective permet un véritable décloisonnement du champ de la pratique et l’ouverture de celui-ci vers une compréhension élargie des dimensions sous-jacentes dont entre autres les rapports à l’affect dans le processus même de la création .

Il y aurait évidemment davantage à dire en rapport avec cette question et on aura compris que je ne fait ici qu’entrebâiller une porte à cet égard. Je me contenterai pour le moment de réitérer en premier lieu l’investissement intellectuel qu’implique le processus de création et en corollaire d’insister sur le rapport au savoir que recouvrent ces opérations d’investissement intellectuel. Ceci étant, on aura également compris que de substantiels efforts devront être déployés pour élaborer un cadre qui sache tenir compte des particularités du travail de création. Comme le mentionne Éric Le Coguiec :
… la pratique, en art comme en design, n’est pas comprise comme une activité instrumentale et encore moins irrationnelle, mais qu’elle représente le lieu d’où émerge un savoir qu’il convient de révéler, puis de mettre en mots, en vue de produire un discours intelligible et transférable.  

On retiendra ici cette idée de transférabilité, elle est préciseuse, en osant croire qu’il s’agit là d’une de ces clés qui permet au rapport pédagogique de prendre tout son sens. Enfin posons, selon les termes de Laurier et Gosselin que nous sommes devant « un savoir émergeant du terrain de la pratique artistique »  entendant par là que sur le plan épistémologique nous arpentons un territoire qui nous est propre.

L’autre volet de mon interrogation concerne la question de l’atelier et plus particulièrement du rôle de cette instance à la fois au sein du processus de création et dans le contexte d’une pratique de type professionnel. À propos de cette instance, notre collègue de l’École des arts visuels, Nicole Malenfant, lors du colloque de 1991 dont nous avons parlé au début de cette présentation, affirmait ceci :
L’atelier est un lieu de retrait et de liberté où l’artiste accomplit son œuvre loin de tout regard étranger, de toutes attentes extérieures. C’est un lieu de solitude aussi où la vulnérabilité n’a pas à se protéger et où le geste n’a pas à être expliqué  .

Le propos est éclairant en ceci qu’il nous traduit succinctement la conception qui est généralement admise au sujet de l’atelier et de la nature pratiquement utérine qu’il a pour l’artiste. Lieu en retrait du monde, zone de retranchement, voire de recueillement, l’atelier est cet espace qui, au moment où l’artiste l’investit pour le travail de création, ne se prête que définitivement très mal à l’accueil d’autrui. Tout fonctionne comme si l’entité spatiale prenait valeur d’entité céphalique et que l’espace et l’esprit se trouvaient – enfin – confondus. La perspective qu’ouvre cette métaphore est alléchante et fait magnifiquement écho à cette conception que j’ai qualifié, il y a deux secondes, d’utérine. Mais qu’on se rassure mon intention n’est pas ici de me livrer à une lecture socio-psychologique de l’atelier, laquelle lecture soit dit en passant, pourrait se révéler par ailleurs fort intéressante pour mieux comprendre certains rouages du processus de création. Mais c’est là un autre travail et je le laisse volontiers à d’autres et plus vaillants entrepreneurs.

La question reste cependant entière et le constat semble implacable : l’atelier résiste et se referme sur l’artiste et son travail en élaboration. Dans le contexte universitaire, au sein de l’institution et de ses murs, l’atelier n’existe évidemment pas pour le professeur-artiste. Des salles de cours, certaines plus sympathiques et conviviales que d’autres, mais dans l’ensemble, mis à part l’espace bureau, il n’y a rien d’équivalent à l’atelier personnel et privé. Sachant la situation financière serrée des universités présentement, c’est sans grand risque d’erreur qu’on dire, prédire même, que ce n’est pas de sitôt que les professeurs-artistes pourront voir leur bureau exigu se changer en un spacieux studio aux larges fenêtre donnant sur le nord. Bien sûr, je raille ici quelque peu, cependant, derrière l’écran de la raillerie, j’aimerais que l’on voit que je questionne sérieusement la nature que je considère comme étant devenue étriquée du concept d’atelier tel que nous le connaissons ou l’avons connu jusqu’à maintenant. En fait, et c’est un point important de ma présentation, je crois qu’il nous faut tenter d’élargir ce concept et de lui donner une portée différente notamment dans le contexte universitaire. Je dis universitaire mais je pense que cela déborde de ce cadre et s’applique au contexte plus général de la pratique artistique de maintenant, faisant en cela écho à d’importants changements survenus au sein précisément de la pratique artistique.

Aussi, j’émets l’hypothèse que d’espace physiquement déterminée par des murs et des meubles, l’atelier de maintenant est devenu une structure d’abord mentale et matériellement nomade. L’atelier serait – et l’est déjà pour nombre d’artistes, notamment pour ceux qui sont familiers avec ces structures hybrides que l’on appelle les résidences d’artistes – une structure portable, une enveloppe fluide et mobile où l’artiste, tel une sorte de bernard-l’ermite, édifie une œuvre qui elle-même se fait éphémère, in-situ, contextuelle, relationnelle et performative.

Une pratique de l’atelier mobile – une Westfalia nouveau genre et verte s’il-vous-plaît – que je peux amener aisément dans la salle de cours où dans ces autres lieux institutionnels et d’esprit collectifs que l’on nomme des laboratoires. Clin d’œil à la science, mais surtout clin d’œil à nous-mêmes et à l’obligation que nous avons de poser quelques part nos pénates fussent-elles conceptuelles. J’aime à penser que les artistes que nous sommes se transformes en squatters et que nous occupons (mai 1968 olbligeant) dans nos universités des espaces de l’hydride et du passage : quelques chaises, des tables, un ordi ou IPad ce sera selon.

Mais plus sérieusement, je fais le pari pour la mise en place d’infrastructures de recherche et d’enseignement qui permettent la rencontre et l’échange et cela dans le but insigne de réinvestir de sens la relation pédagogique, d’intégrer de plus près nos étudiants dans la trame de la création et des pratiques de celle-ci. Je revendique aussi, et cela n’est pas toujours ni facile ni évident au travers des structures et des programmes, le droit de professer mon art, le droit mais je devrais dire aussi le devoir de le faire et de rendre ainsi davantage concret ce qui m’anime et me passionne, me questionne et m’interloque, en un mot ce qui me fait agir.

Notes
1- Communication présentée au colloque Créer à l’université : pourquoi, comment ? Enjeux et devenirs de la recherche-création à l’Université Laval, Faculté des lettres, Université Laval, Québec, avril 2010.
2- Sous la direction de Pierre Hamelin, La création en milieu universitaire, actes du colloque. Québec, CEFAN, juin 1991
3- Idem, pp 3 et 4.
4- Laurier D. et P. Gosselin, sous la direction de, Tactiques insolites, vers une méthodologie de la recherche en pratique artistique, Montréal, Guérin Éditeur, 2004, p. 168
5- Voir à ce sujet Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, essais psychanalytiques sur le travail créateur, Paris, Gallimard-NRF, 1981 en particulier le chapitre 1.
6- Le Coguiec É. Démarches de recherche et démarches de création, in Traiter de recherche création en art : en quête d’un territoire et la singularité d’un parcours, sous la direction de Monik Bruneau et André Villeneuve. Montréal : Presses de l’Université du Québec, 2007, p. 310
7- Laurier D. et P. Gosselin, op. cit., p. 170
8- Hamelin, op. cit. p. 45